25 juil. 2010

Lis ceci, aby:

Ca fait un bail hein!
Papapapapa!!!!! J' avais ete kidnappe par les Alicia Keys et autres Beyonce, sans oublier les Kelly Rowland et les Elle Macpherson... Un gros bras comme moi, je n' ai rien pu faire, elles m' ont enleve pour une destination inconnue avec un seul but avoue: me "hon!" Eeeeh femmes!! Si elles m' avaient gentillement demande, est-ce que je leur aurait refuse? Vraiment! On est ou la?

Aby, lis ce texte, releve les noms des bouchers et cherche a savoir qui ils sont, leurs origines... Pour certains c' est clair qu' ils sont juifs... Cherche a savoir s' ils ont des descendants encore vivant... C' est comme cela qu' on retribue pour ce qu' il s' est passe il y a tres longtemps... Rien n' est gratuit ici bas... Il ne faut pas que des cons se disent qu' ils peuvent aller verser le sang en Afrique et puis ca va rien faire en retour... Il faut renvoyer l' ascensseur... Nos politicards africains sont des laches...

je re-disparais encore, pour quelque temps...

Raphaël Granvaud
De l’armée coloniale
à l’armée néocoloniale
(1830 - 1990)
Octobre 2009
Cette brochure accompagne la parution du n° 23 de l a
collection des « Dossiers noirs » de Survie intitulé Que fait l’armée
française en Afrique ?, écrit par l’auteur et publié par les éditions
Agone, en octobre 2009.
Tandis que ce « Dossier noir » traite essentiellement de la
période la plus récente (1990-2009), cette brochure le précède
chronologiquement et présente une synthèse sur le thème de
l’armée française et de l’Afrique allant de la période coloniale à la
première période néocoloniale, jusqu’à la fin de la guerre froide.


TABLE DES MATIÈRES
1 - L’essor des troupes coloniales p. 3
2 - Les supplétifs des troupes coloniales p. 6
3 - La guerre coloniale p. 10
4 - Coloniser, administrer, civiliser p. 15
5 - « Politique des races » et sexualité coloniale p. 18
6 - De l'armée d'armistice à l'armée de libération p. 20
7 - La reconquête militaire de l’Empire p. 22
8 - Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle p. 25
9 - La Coloniale contre l’ennemi intérieur p. 34
10 - Des indépendances sans décolonisation p. 39
11 - Les filiales de l’armée française p. 43
12 - Les hommes de l’armée française p. 47
13 - Coloniaux et pouvoir politique en France p. 51
14 - Pourquoi l’armée française s’accroche-t-elle à l’Afrique ? p. 55
15 - Les accords militaires p. 57
16 - Les bases militaires françaises en Afrique p. 62
17 - Les interventions militaires françaises en Afrique p. 67
18 - Interventions secrètes et mercenaires p. 70
Table des matières du « Dossier noir »
Que fait l’armée française en Afrique ? p. 74


1 – L’essor des troupes coloniales

Pendant la période coloniale, l’armée française est composée de trois ensembles aux
fonctions en principe distinctes : l’armée métropolitaine, l’armée d’Afrique du Nord (dite simplement
« armée d’Afrique ») et l'armée coloniale (dite aussi « la Coloniale »). L’armée métropolitaine,
composée de conscrits encadrés par du personnel de carrière, est en charge de la défense du
territoire national1. L’armée d’Afrique est liée à la conquête et à l’occupation de l’Algérie, puis de la
Tunisie et du Maroc ; et la Coloniale à la conquête ou à la « pacification » des autres colonies.
Dans les faits, leurs attributions ont évolué avec pragmatisme : ainsi les troupes de l’armée
d’Afrique ont été utilisées pour de nombreuses autres conquêtes ; la Coloniale a servi en Algérie,
et les deux, qu’on désignera indistinctement sous le terme générique de « troupes coloniales » ont
été massivement utilisées lors des conflits européens. Les officiers de ces troupes coloniales ont
progressivement acquis une influence considérable au sein de l’armée française. Les doctrines et
les savoir-faire élaborés ont marqué l'armée française dans son ensemble, et continuent
aujourd'hui encore à peser lourdement sur la présence militaire française en Afrique.
Avant 1900, on ne parle pas encore d’armée coloniale, mais de Troupes de marine. Leur
création remonte à la première phase de conquêtes, sous Louis XIV, pour sécuriser les navires,
puis les ports et comptoirs coloniaux. Leurs surnoms, encore en vigueur, de « marsouins » (pour
l’infanterie) et « bigors » (pour l’artillerie) remonteraient à cette période2. Au terme d’un des plus
longs débats parlementaires de la IIIe République, une loi votée le 5 juillet 1900 les transforme en
« armée coloniale » et les rattache au ministère de la Guerre. Elles reprennent le nom de
« Troupes de marine » (TDM) au moment des décolonisations.
La création de l'armée d’Afrique est liée à la conquête de l'Algérie, le nom « Afrique »
pouvant désigner à l’époque ce pays aussi bien que le continent entier. L’armée d’Afrique n’est pas
institutionnellement distincte de l’armée métropolitaine, comme l’est la Coloniale, mais elle
constitue néanmoins une entité spécifique par sa localisation géographique, sa composition, ses
fonctions, ses traditions et ses uniformes. Elle comprend des zouaves (infanteries), des Chasseurs
d’Afrique (cavalerie légère), la Légion (qui permet de recycler, hors du territoire national, les
soldats étrangers venus dans le sillage des guerres napoléoniennes ou des hommes qui cherchent
à échapper à la justice), l’infanterie légère d’Afrique (les « Bat’d’Af », regroupant souvent des petits
délinquants), et les compagnies disciplinaires (à simple vocation punitive).
Au XIXe siècle, l’augmentation importante des effectifs de l’armée d’Afrique et des Troupes
de marine est d’abord liée à la politique d’expansion coloniale. Lors de la conquête de l'Algérie, les
militaires justifient l'existence d'une armée spécifique par la nature particulière des procédés
utilisés. Comme pour les conquêtes ultérieures, l'éloignement prolongé des soldats hors de la
métropole permet de maintenir une – relative – discrétion sur la violence des méthodes de
conquête et de « pacification »3. Le développement de ces troupes permet aussi d’éviter le recours
à des conscrits pour des expéditions lointaines. Celles-ci connaissent en effet des taux de mortalité

1 A la différence de l’armée britannique au sein de laquelle les appelés peuvent servir en tous points de
l’Empire.
2 Voir par exemple le site http://www.troupesdemarine.org/traditions/tradis/tradis1.htm.
3 Discrétion « relative » car à côté de la propagande sur la « civilisation », la violence est parfois crûment
exposée, non seulement dans les correspondances privées, mais également dans certains écrits publics
comme la presse, les précis historiques voire les manuels scolaires.


1 – L’essor des troupes coloniales
4
élevés surtout à cause des maladies. La perte éventuelle des soldats qui composent ces troupes
spéciales (engagés volontaires4, délinquants, mercenaires étrangers, et supplétifs recrutés de
force) était en effet beaucoup moins impopulaire, voire indifférente, à la population métropolitaine,
et donc sans risque du point de vue électoral. Mieux, c’était un moyen de se débarrasser d’un
certain nombre d’indésirables sociaux, de « la partie la plus agitée, la plus instable »5 de la société.
De plus, comme les missions des troupes coloniales ont été étendues pour participer à des
guerres européennes ou assurer la défense du territoire national, cela a aussi permis de réduire
progressivement la durée de la conscription dans l’armée métropolitaine, sans pour autant
renoncer à une politique belliqueuse avant 1914.
A leurs débuts, les troupes coloniales sont méprisées par les officiers métropolitains, mais
leur prestige ne cesse de croître, parallèlement à l'importance prise en France par l'idéologie
coloniale. Au départ, les Troupes de marine attirent surtout les officiers en mal d’exotisme et
d’aventure, face au conformisme et à la monotonie des casernes. Mais leur commandement
devient de plus en plus recherché : en temps de paix, c’est l’occasion d’« exploits » qui permettent
de se distinguer plus rapidement qu’en métropole. L’image du « fondateur d’empire » constitue,
pour les officiers avides de gloire, le tremplin d’une carrière militaire et parfois politique. Les
campagnes coloniales ont également la réputation d'aguerrir les chefs et surtout, après 1880 elles
offrent l'avantage d'une solde majorée et d'un déroulement de carrière accéléré (mesures toujours
en vigueur).
Après la défaite de 1870, la mouvance nationaliste-réactionnaire, bien représentée au sein
de l’armée métropolitaine, considère que la politique de conquête et les troupes coloniales font
diversion face à la priorité que constituent la « Revanche » et la reconquête de l’Alsace-Lorraine.
Mais ces reproches s’estompent entre 1880 et 1914 : les conquêtes coloniales contribuent au
contraire à effacer l’humiliation de 1870 aux yeux de l’opinion publique. Elles ne sont bientôt plus
perçues comme s'opposant à la préparation de la guerre contre l’Allemagne, mais au contraire
comme un moyen de développer la puissance de la France. L’intégration progressive des troupes
coloniales à la défense nationale les fait apparaître comme un renfort d'abord utile, puis
indispensable. Et ce d’autant plus que leurs qualités guerrières, comparables à celle d'armées
professionnelles, sont jugées supérieures à celles de l'armée métropolitaine composée de
conscrits. Le poids des officiers coloniaux s’est également accru du fait des liens de ces derniers
avec les élites politiques et économiques. Mis à contribution pour diriger la répression de la
Révolution de 1848, ils ont été favorisés sous Napoléon III. Par la suite, la IIIe République ayant
non seulement poursuivi mais amplifié la politique d’expansion coloniale, elle a rallié au nouveau
régime des hommes qui auraient pu rester royalistes ou monarchistes. De plus, des officiers
importants comme Gallieni ou Lyautey ne se sont pas compromis avec les anti-dreyfusards, ce qui
leur vaudra de bénéficier d'une grande liberté d'action. Enfin, les officiers coloniaux ont également
bénéficié de tout le soutien du puissant parti colonial. Quand la guerre de 1914 éclate, les officiers
formés aux colonies (Gallieni, Franchet d'Esperey, Joffre, Lyautey) arrivent aux plus hauts grades
et leur influence rivalise avec celle des officiers métropolitains au sein de l'institution militaire.
Cette importance croissante au sein de l’armée n’est pas sans conséquence sur la vie
politique tout entière. De 1880 à 1900, « en même temps qu'une fraction de l'armée se

4 L’armée d’Afrique et la Coloniale ont ensuite été plus ou moins ouvertes à la conscription, en fonction de
leurs missions, des évolutions démographiques, des débats politiques.
5 Paul Leroy Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 1891, cité par Cl. Liauzu, Dictionnaire
de la colonisation française, Larousse, 2007, p. 221.


1 – L’essor des troupes coloniales
5
"colonialise", pour une partie de l'opinion, l'idée coloniale se militarise », explique R. Girardet6. Les
officiers sont les principaux agents de la diffusion de la propagande et des mythes coloniaux. « La
France devient donc progressivement attachée à la mystique de l'Empire, à certains moments
presque comme à une drogue (...) La responsabilité de cet attachement incombe plus aux
militaires qu'à n'importe qui d'autre », estime A. Clayton. Selon le même, « l'impact global du
système militaire français en Afrique et de sa mystique au cours des années menant à 1914
constitue une contribution extrêmement importante à l'unité nationale et à la fierté avec laquelle la France entre en guerre »7.

6 R. Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, La Table ronde, 1972, p. 35.
7 A. Clayton, Histoire de l’armée française en Afrique, 1830-1962, Albin Michel, 1994, p. 51 et 56.


2 – Les supplétifs des troupes coloniales
6
2 - Les supplétifs des troupes coloniales
Une des caractéristiques majeures des troupes coloniales est l'utilisation, pour la conquête
et pour la mise au pas des colonies, de nombreuses troupes supplétives, constituées des
colonisés eux-mêmes. Ainsi la mission Voulet Chanoine, dont les massacres sont les plus
connus1, ne comportait que 8 officiers et sous-officiers blancs pour 1 200 Africains. La conquête de
l'Afrique noire, comme celle de Madagascar, a massivement mis à contribution ceux que l'on
appelait sous le terme générique de « tirailleurs sénégalais ». La colonisation, mise à part celle de
l'Algérie à ses débuts, a donc finalement coûté peu de vies françaises, ces dernières étant par
ailleurs dues essentiellement aux conditions de vie difficiles et aux maladies.
En Algérie, le développement des corps « indigènes » est simultané à la conquête : pour
réduire le coût des forces expéditionnaires, on autorise le recrutement local. Tirailleurs, spahis
(cavaliers), Méharistes (montés sur dromadaires) et plus tard goumiers (forces de maintien de
l’ordre marocaines) sont utilisés pour des tâches variées, de combat, de police ou de
renseignement. En 1865, les « musulmans » sont autorisés à servir dans l'armée d'Afrique
jusqu'au grade de lieutenant. La conscription est introduite en 1912 en Algérie, à l'approche de la
guerre, mais dans un premier temps seulement 5 % du contingent algérien est appelé. Les colons
craignent de voir les colonisés formés à l'usage des armes.
En Afrique noire, le recrutement militaire des populations locales remonte au début du 18e
siècle, pour protéger les bateaux de la Compagnie des Indes occidentales qui commercent au
Sénégal, puis pour soutenir les quelques troupes périodiquement engagées et prévenir les risques
de révolte. La création par Faidherbe du premier corps de « tirailleurs sénégalais » (terme qui
désignera ultérieurement toutes les troupes issues de l'Afrique noire quelle que soit leur
provenance) est officialisée par un décret de Napoléon III en 1857, sur le modèle de l’expérience
algérienne. Les premiers tirailleurs sont constitués par achat d'esclaves, à qui on promet
l'affranchissement, et par enrôlement des prisonniers de guerre. Sont ensuite recrutés des
engagés volontaires, surtout attirés par les perspectives de pillages.
La « Force noire »
Peu avant 1914, s'ouvre un débat sur l’utilisation des tirailleurs pour la défense nationale,
quand il apparaît de plus en plus clairement que les rivalités impérialistes mènent à une nouvelle
guerre (par ailleurs ardemment souhaitée par les milieux militaires et de larges courants d'opinion).
Le principal artisan de la campagne en faveur de cette option est le lieutenant-colonel Mangin,
officier de la Coloniale qui a longtemps servi en Afrique occidentale. Ce dernier publie en 1910 son
ouvrage demeuré célèbre, La Force noire, dans lequel il propose de faire de l'Empire un réservoir
de soldats pour économiser le sang français. Il met en avant les prétendues qualités guerrières de
la « race » noire pour constituer des troupes d'assaut, et la possibilité de transformer ces soldats
en auxiliaires dociles de la colonisation.
Les résistances à ce projet sont nombreuses, y compris au sein de l'institution militaire. La
conscription est en principe liée à la citoyenneté dont les colonisés, soumis au Code de l’indigénat
en Algérie, et à des variantes dans les autres colonies, doivent demeurer exclus. On craint aussi

1 Surtout depuis la diffusion du film de fiction Les Capitaines des ténèbres, de S. Moati (Image & Cie, 2004)
en avril 2006, sur Arte.


2 – Les supplétifs des troupes coloniales
7
de former des soldats qui pourraient se révolter demain contre l'ordre colonial. Mais l’approche de
la guerre emporte les réticences. Symboliquement, les tirailleurs sont mis en avant lors de la
célébration du 14 juillet 1913. Cette « force noire à consommer avant l'hiver car ne supportant pas
le froid », selon le propos de Mangin2, est massivement envoyée en première ligne. Des bataillons
entiers sont massacrés lors de l’offensive Nivelle de 1917. Plusieurs historiens affirment qu'en
moyenne la proportion des pertes au combat n'était pas beaucoup plus importante chez les
tirailleurs que dans l'infanterie métropolitaine. Elle l’était, en revanche, si l’on considère les autres
causes de mortalité (froid et maladies). Et reste que cette guerre n'était pas la leur et que la plupart
étaient recrutés de force.
Lorsque la conscription est introduite, il est prévu en Afrique occidentale française (AOF)
des quotas de 1 à 2%, à charge pour les chefs « indigènes » de fournir les « volontaires ». Plus la
guerre se prolonge et plus les effectifs exigés augmentent. Ainsi pour la campagne de recrutement
de 1918, 63 000 soldats sont fournis par l’AOF (l’AEF est moins touchée), alors qu’on comptait
moins de 6 000 tirailleurs en 1895 et 15 000 en 1913. Au recrutement des soldats il faut ajouter la
levée des porteurs et des travailleurs forcés, également mobilisés par l’armée, et l’on atteint le
nombre d’un million d’hommes fournis par l’Empire entre 1914 et 1918. L'argument patriotique
étant de peu d'efficacité, on a recours aux promesses diverses, mais surtout à la contrainte, qui
rencontre des formes de résistance variées : fuites, auto mutilations, désertions ou révoltes. La
France perd ainsi le contrôle de plusieurs régions pendant des mois entiers, et mène de vastes et
coûteuses opérations de répression.
Après la guerre, l'utilisation de tirailleurs fait désormais consensus dans l’armée comme au
Parlement, où les critiques de la gauche portent plus sur la forme plus que sur le fond. Une idée
répandue voulant que les colonies ne contribuent pas suffisamment à la prospérité économique de
la métropole, on estime que leur contribution en main-d’oeuvre et en soldats n’a rien d’injuste. La
conscription forcée se poursuit donc. En 1940, sur 70 divisions d’Infanterie, 20 proviennent de
l’Empire, qui paye à nouveau un lourd tribut. Après la défaite, les soldats noirs sont victimes de
massacres ou d’internements systématiques de la part des troupes nazies.
Les tirailleurs engagés sont, depuis leur création, des auxiliaires au service de l’ordre
colonial, notamment pour la collecte de l’impôt ou la réquisition des travailleurs forcés. Mais des
militants indépendantistes seront aussi issus de leurs rangs. Après la Libération, les troupes
supplétives sont associées à toutes les campagnes de reconquête des colonies, de l'Indochine à
l'Algérie, et à tous les massacres, tel celui de Madagascar en 1947. En Indochine, certains sont
capturés et rallient la position anticolonialiste du Vietminh. La guerre d'Algérie suscite en revanche
peu de troubles chez les tirailleurs d'Afrique noire, mais des mesures de surveillance sont prises à
leur encontre de la part des officiers français, suscitant un certain ressentiment.
Les militaires français ont également recours à des supplétifs algériens pendant la guerre
d'Algérie : d’une part des engagés volontaires désignés sous l'appellation de Français de souche
nord africaine (FSNA), dont certains formeront les futurs cadres de l'Armée nationale populaire
algérienne, et d’autre part les harkis proprement dits, constitués d'unités territoriales mobiles
dépendant de l'administration civile, et chargés de l'aide aux sections administratives spéciales
(SAS). Au moment de l'indépendance, tout fut fait par les autorités françaises pour les empêcher
de rejoindre la France. Certains officiers désobéiront aux ordres pour les exfiltrer. Entre 30 000 et 80 000 sont tués après le départ des soldats français.

2 Cité dans Paroles d’indigènes, Les Soldats oubliés de la Seconde Guerre mondiale, de I. Bournier et M.
Pottier, Librio, 2006, p. 16.


2 – Les supplétifs des troupes coloniales
8
Racisme et discrimination
L'utilisation des tirailleurs a constamment été marquée par le racisme et la discrimination,
quoiqu'en disent certains historiens3. Leur utilisation comme troupes d'assaut pendant la Première
Guerre mondiale était justifiée par leur prétendue incapacité à ressentir la peur par anticipation, du
fait, comme l’écrivait déjà Faidherbe, d’un « système nerveux très peu développé4 ». Leur
instruction est extrêmement sommaire, fondée uniquement sur l'exemple (« Tu fais comme ça ») et
conduite en utilisant le « français tirailleurs » ou « petit-nègre » (« Y'a bon Banania »), toujours en
vigueur en 1939. Leur carrière est limitée au grade de capitaine et souvent bloquée avant. A grade
équivalent, c'est bien sûr l'officier français qui conserve le commandement. La discrimination et le
paternalisme jouent à tous les niveaux de la vie quotidienne comme ont pu en témoigner
ultérieurement certaines personnalités telles que Ben Bella.
Pendant la guerre de 1914, les tirailleurs n'ont pas de permission, à la différence des
soldats français, et ne peuvent retourner au pays d'où certains sont partis depuis sept ans. Les
noms des tirailleurs tombés aux champs d'honneur ne sont pas conservés, contrairement à ceux
des soldats français : il est donc fort possible que le soldat inconnu sur le tombeau duquel se
recueille annuellement le président de la République française, soit un « tirailleur sénégalais ».
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les troupes africaines constituent près de 50% des
Forces françaises libres (FFL). A la Libération, on procède au « blanchiment » des troupes : « des
bataillons entiers sont du jour au lendemain remplacés par des FFI [Forces françaises de
l’intérieur], jusque dans les trous à quelques centaines de mètres de l'ennemi. »5 On prétexte la
venue de l'hiver... Certains tirailleurs sont mis provisoirement dans des camps. Toutes les
précautions sont prises pour qu’ils ne rencontrent pas les soldats noirs américains.
En guise de remerciement pour les sacrifices consentis, les autorités françaises ont
poursuivi une politique de discrimination qui perdure encore aujourd'hui. Les pensions et primes
des anciens combattants ont été maintenus à des taux ridiculement bas, parfois près de dix ou
vingt fois inférieurs à ceux de leurs homologues français. Le 26 décembre 1959 a été adoptée une
loi dite de « cristallisation » qui en gelait le montant. Ainsi quarante ans plus tard, un Malien de
quatre-vingt-quatre ans, ancien adjudant, recevait royalement 39 euros par trimestre en 2004
quand un Français ayant les mêmes états de service touchait 690 euros. Condamnée par le
Comité des droits de l’homme de l’ONU en 1989, puis en 2001 par un arrêt du Conseil d’Etat, cette
politique discriminatoire a pourtant été maintenue par les gouvernements successifs, de gauche
comme de droite, pour des raisons budgétaires. En 2002, puis en 2006, à l’occasion de la sortie du
film Indigènes, des revalorisations ont été accordées, mais très partielles, et sans rattrapage pour
les années antérieures.
En dépit des discriminations et du racisme subi, les phénomènes de révolte ou de désertion
chez les engagés volontaires restent peu nombreux. A l’origine, le passage du statut d'esclave à
celui de soldat a assuré une obéissance totale, encore renforcée par les pillages autorisés, voire
encouragés. Par la suite, le monde militaire, surtout en métropole, sera finalement vécu comme

3 Ainsi Daniel Lefeuvre ne craint pas d'affirmer : « Aujourd'hui, on voit dans Banania un stéréotype raciste ;
dans l'esprit de l'époque, c'était l'inverse. On n'aurait pas vendu un petit déjeuner pour enfants avec une
image répulsive. » (L'Express, 21 septembre 2006). L'imagerie coloniale du brave nègre simplet n'a pourtant
pas besoin d'être « répulsive » pour être un stéréotype profondément raciste.
4 L. Faidherbe, Notice sur la colonie du Sénégal et sur les autres pays qui sont en relation avec elle, 1859.
5 Courrier du général de Lattre de Tassigny, cité par F. G. Dreyfus, Histoire de la Résistance, Editions de
Fallois, 1996.


2 – Les supplétifs des troupes coloniales
9
moins inégalitaire que la société civile des colons. Clayton rapporte des tentatives infructueuses de
groupes d'extrême gauche en France, pendant l’entre-deux-guerres, pour approcher des tirailleurs
sur le thème de la lutte anticoloniale. Après la Seconde Guerre mondiale, les sous-officiers issus
de l'Empire qui prennent part aux guerres de reconquête de l'armée française partagent pour la
plupart l'esprit de corps et les valeurs guerrières des troupes coloniales. Ils constitueront l'ossature
des armées nationales formées par la France après 1960, et certains fidèles seront même
propulsés à la tête des nouveaux Etats...


3 – La guerre coloniale
10
3 – La guerre coloniale1
Gilles Manceron fait remonter les premières manifestations spécifiques de la violence
coloniale moderne aux massacres du début du XIXe siècle à la Guadeloupe et à Saint-Domingue,
lors de l'insurrection qui suit le rétablissement de l'esclavage par Napoléon : des milliers d’hommes
sont jetés à la mer, dévorés par des chiens dressés pour la « chasse aux Nègres », torturés et
exécutés2. Les guerres coloniales consistent en une violence militaire menée à une autre échelle
et avec d’autres règles que lors des guerres entre Européens ; une violence dirigée contre les
populations civiles, et non simplement contre les forces armées adverses. Elles se distinguent des
guerres de conquête d’Ancien Régime par le fait que la violence est légitimée non plus par le droit
du plus fort, mais par celui de la civilisation. On invoque les principes hérités de la Révolution
française et les méthodes coloniales comme une nécessité face aux figures du « barbare » en
Algérie et du « sauvage » en Afrique noire.
Le général Clauzel, le premier en charge de la conquête de l’Algérie, a secondé le général
Leclerc pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue. Il mène en novembre 1830 le premier
massacre collectif à Blida. Son successeur, le général Berthezène, s'en démarque, mais le général
Savary, nommé en 1832, reprend les méthodes de Clauzel et fait notamment procéder au
massacre de la totalité de la tribu des Ouffas en représailles d'un vol. Il ordonne « Des têtes...
Apportez des têtes, bouchez les conduites d'eau crevées avec la tête du premier bédouin que
vous rencontrerez. »3 Ses méthodes font quelque bruit en métropole : il est rappelé en 1833 et une
commission d'enquête est créée pour décider de la politique à suivre en Algérie. La commission
conclut à la nécessité d’y demeurer et décrète les Algériens « incivilisables ». Clauzel, devenu
maréchal, est de retour, et amplifie les massacres de prisonniers et de civils, menant selon ses
propres termes « une guerre d'extermination »4. Une fois tranché le débat entre « colonistes » et
« anticolonistes », Bugeaud est chargé, à partir de 1840, de conquérir la totalité de l’Algérie et d’en
finir avec la résistance d’Abd el-Kader.
La guerre jusqu'ici limitée devient totale, dans ses objectifs géographiques comme dans la
systématisation des procédés utilisés, effaçant la distinction entre cibles militaires et populations
civiles. Bugeaud aimait à rappeler à ses troupes qu’il fallait oublier les règles militaires apprises en
métropole car il ne s'agissait pas de faire la guerre « contre une armée ennemie, mais contre un
peuple ennemi »5. Il ne s’agit plus de gagner des batailles décisives ou de tenir des places
stratégiques par une grande concentration de troupes. Face à un ennemi qui procède avec les
techniques de harcèlement de la guérilla, sous forme d’incursions brèves et fréquentes, Bugeaud
met en place de petites unités mobiles, relativement autonomes les unes des autres, et insiste sur
la primauté de la vitesse, de l'effet de surprise et sur le choc psychologique à produire. Les colons

1 Ce chapitre emprunte de nombreux éléments à l’ouvrage d’O. Le Cour Grandmaison, Coloniser,
exterminer, sur la guerre et l’Etat colonial, Fayard, 2005,
2 Dans Marianne et les colonies, une introduction à l’histoire coloniale de la France, La Découverte, 2005
3 Cité par F. Maspéro, L’Honneur de Saint-Arnaud, Plon, 1993, p. 89.
4 Le terme d'extermination n'est pas à l'époque synonyme de « génocide » au sens moderne, mais plutôt de « destruction ».
5 Cité par Bouda Etamad, La Possession du monde. Poids et mesures de la colonisation, Complexe, 2001,
p. 113.


3 – La guerre coloniale
11
sont également organisés en milices et jouent un rôle auxiliaire dans la surveillance du territoire6.
Mais surtout, on frappe la population algérienne dans son ensemble, pour le soutien qu'elle
est susceptible d'apporter aux troupes d'Abd el-Kader, et pour l’obstacle qu’elle constitue à
l'implantation des colons sur les meilleures terres. Ainsi que l'explique Tocqueville dans son rapport
sur l'Algérie : « Nous avons tout d'abord reconnu que nous n'avions pas en face de nous une
véritable armée, mais la population elle-même. (...) Il s'agissait moins de vaincre un gouvernement
que de comprimer un peuple. »7 A ennemi non conventionnel, conflit non conventionnel : on
s'affranchit du droit de la guerre alors en cours d'élaboration. Ainsi que le note un capitaine : « La
guerre que l'on fait maintenant en Algérie est tout exceptionnelle. On ne suit aucune des règles
prescrites pour la grande comme pour la petite guerre.8 » Comme on l’a déjà dit, le caractère
spécifique de la guerre coloniale justifie l’existence d’une armée spéciale, composée de soldats qui
ne reculent devant aucun procédé.
Pour couper les résistants de leur base sociale, on développe la pratique de la razzia. Il ne
s'agit plus seulement de pillages traditionnels obéissant à une logique de prédation ni uniquement
d'offrir aux soldats une récompense après la bataille, en contrepartie de la discipline de fer exigée dans l'armée. Il s’agit d’une stratégie délibérée, où tous les territoires et leurs ressources
deviennent des objectifs militaires, de manière à obtenir la fuite ou la reddition des tribus
insoumises. « La guerre que nous allons faire n'est plus une guerre à coups de fusils. C'est en
enlevant aux Arabes les ressources que le sol leur procure, que nous pourrons en finir avec
eux »9, explique Bugeaud à ses hommes. La méthode est ainsi résumée par le lieutenant-colonel
de Montagnac : « Toutes les populations qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées.
Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe : l'herbe ne doit plus pousser où
l'armée française a mis le pieds ».10 En avril 1842, Saint-Arnaud, rapporte dans sa
correspondance : « Le pays des béni-Menasser est superbe et l'un des plus riches que j'ai vus en
Afrique. (…) Nous avons tout brûlé, tout détruit. » Et encore : « On ravage, on pille, on détruit les moissons et les arbres. »11 Les pratiques d’exception utilisées pendant les razzias (mutilations, décapitations à but de profanation12, trophées humains, chapelets d’oreilles, viols systématiques, meurtres d’enfants, etc.) persistent bien après la reddition d’Abd el-Kader et visent à répandre la terreur. Certaines obéissent à des procédures précises et sont organisées par la hiérarchie militaire (jusqu'au partage du butin qui est réglementé). Les destructions sont méthodiquement effectuées selon une organisation rationnelle. La pratique mise au point par Bugeaud et connue sous le nom d’« enfumades », qui consiste à asphyxier par centaines les populations réfugiées dans des grottes, ou à les emmurer vivantes, fait l’objet d’une codification technique et d’un enseignement.

6 Inventées par le général Clauzel, ces milices dans lesquelles sont incorporés les hommes européens de vingt à cinquante ans constituent les ancêtres des Unités territoriales (UT) mises en place pendant la guerre d’Algérie.
7 A. de Tocqueville, Premier Rapport des travaux parlementaires sur l’Algérie, 1847.
8 Capitaine Cler, Campagnes d’Afrique, cité par M. Lacheraf, Algérie : nation et société, Maspéro, 1965 et repris dans O. Le Cour Grandmaison, op. cit. p. 186.
9 Selon des propos rapportés par Montagnac, Lettre du 25 juillet 1841, cités par O. Le Cour Grandmaison,op. cit., p. 147.
10 Courrier du 15 mars 1843, cité par O. Le Cour Grandmaison, op. cit., p. 117.
11 Cités par O. Le Cour Grandmaison, op. cit., p. 147.
12 Selon le lieutenant-colonel L.F. de Montagnac, les Arabes se figurent « qu’un musulman décapité par les chrétiens ne peut aller au ciel ; aussi une tête coupée produit-elle une terreur plus forte que la mort de cinquante individus. Il y a longtemps que j’ai compris cela, et je t’assure qu’il ne m’en sort guère d’entre les griffes qui n’aient subi la douce opération » in Lettres d’un soldat : neuf années de campagnes en Afrique,
Plon, 1885, p. 229.


3 – La guerre coloniale
12
Diffusion des méthodes
La conquête de l'Algérie a constitué pour l'armée d'Afrique une phase d'expérimentation et
d'élaboration de nouvelles techniques militaires. Le général-historien Paul Azan écrit en 1936 : les
« opérations d'Afrique » (d’Algérie) ont contribué à « créer une tactique spéciale » qui « a été
l'ébauche de celle perfectionnée ultérieurement au cours de la conquête des diverses colonies »13.
En Nouvelle-Calédonie, en Afrique noire, à Madagascar ou en Indochine, des colonnes pillent,
massacrent et détruisent villages et troupeaux des populations qui résistent. Les prisonniers sont
réduits en esclavage (officiellement aboli) ou exécutés. On continue de pratiquer les décapitations
ou la confection de chapelets d'oreilles pour attester que l'on n'a pas gaspillé en vain ses
munitions. On utilise toujours les razzias, dans le cadre d'expéditions punitives, ou pour rafler de la main-d’oeuvre destinée aux travaux forcés. Certaines de ces pratiques, telles que la décapitation, sont toujours en vigueur lors des conflits coloniaux des années 1940 et 1950. Faidherbe applique au Sénégal les techniques de contre-guérilla qu'il a apprises en Algérie sous les ordres de Bugeaud. Gallieni a commencé sa carrière au Sénégal (après la Réunion) d’où
il mène des expéditions au Mali et au Niger. Il exportera au Tonkin de 1892 à 1896 les méthodes
qu’il y a apprises, puis à Madagascar, où il gagnera le surnom de « général cruel ». La
« pacification » y aurait fait 100 000 morts. Lyautey, qui servit d'abord en Algérie, seconda Gallieni au Tonkin, puis à Madagascar de 1897 à 1902. Il fut ensuite l'artisan de la conquête du Maroc où il réprima notamment le soulèvement des béni-Snassen en novembre 1907, même si ses méthodes n'atteignirent pas le degré de violence des généraux en Algérie. Il mena également en 1924 la guerre du Rif au cours de laquelle les Espagnols et les Français utilisèrent des armes chimiques
contre les populations.
On a cité le cas de la colonne Voulet : la barbarie dont elle fit preuve fut peut-être
paroxystique, mais surtout révélatrice des méthodes en usage. Ainsi une autre expédition
française, au Niger en 1898, qui brûla 50 villages, reçut par exemple le triste surnom de « Chop-
Chop » pour sa promptitude à manier la machette contre les Africains14. Meurtres de masse,
famines organisées, anéantissement de tribus entières, déstructuration des liens économiques et
sociaux, déportation massive de la main-d’oeuvre et épidémies engendrées par ces différents
facteurs aboutirent, pendant la phase de conquête, à de véritables ethnocides, et à une
dépopulation spectaculaire des régions touchées par la colonisation, certaines perdant le tiers,
parfois la moitié de leur population15. En Nouvelle Calédonie, ne restaient au début du XXe siècle
que 20 % des originaires.
Il faut toutefois rappeler que la violence coloniale n'est pas spécifique à l'armée française.
Au Congo belge, les troupes du roi Léopold pratiquèrent une boucherie sans nom, et mirent en
place un système généralisé de répression au service d'une économie concessionnaire de pillage
qui suscita l’admiration des voisins français. En 1904, la révolte des Héréros, dans l’actuelle
Namibie, donna l’occasion à l’armée allemande de pratiquer le premier génocide du XXe siècle.
Entre 1935 et 1939, la résistance éthiopienne contre les armées de l’Italie fasciste fut brisée par
une guerre qui combinait les armes conventionnelles et les armes chimiques et qui provoqua la

13 P. Azan, L’armée d’Afrique de 1830 à 1852, Plon, 1936, cité par O. Le Cour Grandmaison, op. cit., p. 337. Azan a été directeur du Service historique des armées.
14 « Femmes et colonialisme », Arlette Gautier, in M. Ferro (sous la direction de), Le Livre noir du
colonialisme, XVIe-XXe siècle : de l'extermination à la repentance, Robert Laffont, 2003, p. 581.
15 Cf. M. Davis, Génocides tropicaux : catastrophes naturelles et famines coloniales (1870-1900). Aux origines du sous-développement, La Découverte, 2006.


3 – La guerre coloniale
13
mort de 250 000 Ethiopiens.
Il faut également souligner que la responsabilité de ces pratiques n'incombe pas qu'aux
officiers coloniaux. Ceux-ci furent les agents d’une politique co décidée avec les autorités civiles,
qui ont systématiquement couvert, voire encouragé les méthodes mises en oeuvre. Même les
républicains de 1848, dont la Constitution proscrit la guerre de conquête, ne virent pas de
contradiction à poursuivre celle menée en Algérie : la guerre contre les « barbares » n'était pas
véritablement une guerre. Les colons et administrateurs civils, ne furent pas en reste. En Algérie,
par exemple, existait un courant d’opinion, représenté par le médecin républicain Bodichon, qui
jugeait trop douces les méthodes militaires en vigueur et réclamait l’extermination totale des
Arabes.
L'originalité de la violence militaire coloniale fait encore aujourd'hui débat. Certains
historiens rappellent la brutalité extrême des colonnes infernales du général Tureau, lors des
guerres de Vendée, ou les atrocités commises pendant les guerres de religions. Le degré dans la
violence et le recours à certaines pratiques peuvent effectivement faire l'objet de rapprochements,
et ce d’autant plus que les anciens officiers de Napoléon transférèrent en Afrique les méthodes
expérimentées contres les chouans ou la guérilla espagnole, mais il nous semble que la violence
coloniale présente malgré tout des spécificités. Ainsi la violence militaire coloniale a fait l'objet
d'une codification intégrée à la doctrine militaire. D’autre part, les procédés de la guerre coloniale
sont systématisés en Afrique au moment où ils font l'objet d'une interdiction progressive en
Europe, par divers traités et conventions internationales, distinguant notamment entre
combattants, prisonniers et populations civiles. Cela ne signifie pas que les crimes de guerre
disparaissent en Europe, mais à la différence des guerres coloniales, leur emploi n'est plus
revendiqué comme un usage légitime et nécessaire, alors qu’il l’est contre le « barbare » ou le
« sauvage », en raison de la nature supposée particulière de l’ennemi, auquel ne s’appliquent pas
les lois de la guerre. Selon les catégorisations raciales en vogue à l’époque, le colonisé
n’appartient pas au même genre humain que les Européens : ce dernier point constitue une
différence importante avec les formes de violences antérieures. A la différence des guerres
religieuses, où une conversion (et donc une rédemption) de l'adversaire peut-être obtenue,
l'appartenance à une race inférieure ne souffre aucune échappatoire. L'idéologie des races,
enseignée et mise en scène par toutes les institutions sociales, rationalisée par une abondante
production « scientifique » fut à la fois un prétexte commode pour légitimer la politique impériale, et
une conviction qui autorisait tous les comportements. Non seulement l’inégalité des races justifiait
la conquête, mais la facilité avec laquelle les « races supérieures » décimaient les « races
inférieures » était interprétée au XIXe siècle comme une confirmation des théories de
l’anthropologie raciale. En vertu des principes darwiniens appliqués aux hommes, les « races
supérieures » étaient naturellement destinées à l’emporter sur les « races inférieures », et ces
dernières vouées à l’extinction. Comme le rappelle Sven Lindqvist, l’extermination était dans l’air
du temps16.
Si des ethnocides et des génocides ont été commis et idéologiquement justifiés,
l’extermination totale des colonisés n’était pourtant pas le moteur de l’entreprise coloniale, même
dans les colonies de peuplement. Simplement, comme pour les Indiens d’Amérique du Sud et
centrale, la valeur des vies humaines était déterminée par la loi du marché. Tant que la main-

16 Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Le Serpent à plumes, 1999.


3 – La guerre coloniale
14
d’oeuvre à exploiter est abondante, elle peut être gaspillée ; quand elle devient plus rare, il devient
nécessaire de l’économiser. Les colonisés constituant une réserve de travailleurs forcés, de
contribuables et de soldats, l’idéologie de la « mission civilisatrice », du « devoir » des « races
supérieures » à « civiliser » les « races inférieures », l’a emporté sur celle de l’extermination,
justifiant les nouvelles conquêtes à venir, ou a posteriori les conquêtes déjà réalisées.


4 - Coloniser, administrer, civiliser
15
4 - Coloniser, administrer, civiliser
Le massacre et la terreur n’ont jamais cessé d’être utilisés pour réprimer l’insubordination
des colonisés, mais ils ne constituent pas les seuls instruments de domination. Les officiers
coloniaux mettent en oeuvre une politique de contrôle des populations et théorisent l’élargissement
du métier militaire à des domaines relevant en principe de l’administration civile. Comme pour les
techniques proprement militaires de la phase de conquête, c’est l’expérience algérienne qui sert de
modèle. Les territoires conquis et occupés sont d'abord gouvernés et administrés par des officiers
militaires haut gradés, ayant sous leurs ordres une hiérarchie de commandants de subdivisions et
de cercles. Certains se retrouvent à la tête de territoires considérables comme gouverneurs et
cumulent des pouvoirs militaires, législatifs, exécutifs, administratifs et judiciaires. Les gouverneurs
militaires sont ensuite relevés à plus ou moins longue échéance par des gouverneurs civils, dotés
des mêmes attributions moins le contrôle des troupes, et généralement toujours entourés de
militaires1. Certains pays d’Afrique noire comme la Mauritanie ou le Niger ont conservé tardivement
une administration militaire, au moins sur une portion de leur territoire. Dans le nord du Tchad, les
officiers français ont même continué d’y jouer officiellement ce rôle jusqu’en 1965, soit cinq ans
après l’indépendance. De toute façon, la distinction entre administrations civile et militaire ne
concerne que les colons : les colonisés continuent de relever d’une gestion militaire.
En Algérie, une structure militaire particulière est mise en place : les « Bureaux arabes ».
Après quelques tâtonnements, leur organisation est arrêtée par Bugeaud, et leur existence
officialisée par un arrêté ministériel de 1844. Ils visent d’abord à une meilleure connaissance de
l’ennemi (langue, religion, moeurs, mais aussi renseignement et infiltration) pour renforcer
l’efficacité de la domination militaire. Leurs missions sont ensuite étendues au fur et à mesure de
la conquête, pour devenir progressivement des outils politiques d'administration des populations
arabes, sous l'autorité directe des généraux présents à Alger. Leur rôle est politique (choix et contrôle des chefs « indigènes » associés), fiscal (répartition et perception des impôts),
économique (travaux publics, marchés), mais aussi policier et judiciaire (règlement arbitraire des
litiges et infractions courantes, sans règles de droit prédéfinies, par l'amende ou la prison). Il s'agit
donc d'une concentration des pouvoirs exceptionnelle. Certains des officiers des Bureaux,
influencés par le saint-simonisme, se sentent investis d'une « mission civilisatrice ». Les quelques
officiers les plus respectueux du peuple algérien et ouverts à leur point de vue sont soit considérés
comme des excentriques, soit écartés : le paternalisme autoritaire et raciste reste la norme. Les
Bureaux arabes veillent également au maintien de l'ordre social, font respecter les coutumes,
construisent des mosquées et des écoles coraniques, et maintiennent des institutions judiciaires
arabes, dont ils supervisent les jugements. Tocqueville résume ainsi le but d’une politique à l’égard
des colonisés : « Ce qu'on peut espérer (…) ce n'est pas de faire que notre joug soit aimé, mais
qu'il paraisse de plus en plus supportable »2.
Les colonisés restent soumis à une juridiction spéciale, formalisée dans le Code de
l’indigénat (voté en 1881), qui perpétue un certain nombre de pratiques d'exception, héritées de la

1 Comme le rapporte, par exemple, P. Messmer dans ses mémoires au sujet de son arrivée en Mauritanie,
en 1950.
2 A. de Tocqueville, Premier Rapport des travaux parlementaires sur l’Algérie, 1847.


4 - Coloniser, administrer, civiliser
16
conquête : internements administratifs arbitraires, punitions collectives, séquestre des biens3. Ils
ne cessent jamais d'être perçus comme des ennemis potentiels, et de ce fait soumis à l’arbitraire
militaire, même en période de « paix ». Les règles conçues spécialement pour les colonisés n’ont
pas pour fonction de leur conférer des droits, mais de donner au colon les outils juridiques de la
répression. D’une certaine manière, le Code de l’indigénat est la transposition sur le plan du droit
de la logique de domination militaire.
Les Bureaux arabes sont progressivement abandonnés en Algérie sous la IIIe République
(sauf dans les Territoires du Sud qui restent sous contrôle militaire), mais l'expérience est
transposée dans les autres colonies, sous le nom de Service ou de Bureau des affaires
indigènes4. Les codes juridiques régissant la vie des colonisés sont également inspirés du Code
de l’indigénat algérien et de ses règles racistes, discriminatoires et répressives. En Afrique noire,
les administrateurs des Bureaux sont issus de la Coloniale, et souvent corrompus par les
compagnies commerciales. Ils s'appuient fréquemment sur des notables choisis, parfois inventent
des chefferies, se transformant ainsi en « faiseurs de rois ». Sous prétexte de respecter la
« nature » africaine, ils veillent au maintien d’un ordre social inégalitaire, imposant des coutumes
souvent réinterprétées ou simplement inventées, par exemple, pour réduire le rôle des femmes
lorsque celui-ci était trop développé au regard du modèle occidental de domination masculine5.
Progressivement, les officiers coloniaux développent une conception de l'administration
selon laquelle on n’attend plus la fin des opérations militaires pour prendre en charge les
populations. L’administration se déploie pendant la phase de la conquête elle-même, et au service
de cette dernière. La doctrine est notamment systématisée par Pennequin et Gallieni, qui
s'inspirent des méthodes de Faidherbe au Sénégal et qui, face aux difficultés qu’ils rencontrent à
Madagascar, théorisent la progression dite en « tache d'huile ». Il s'agit de n'avancer qu'après
avoir immédiatement organisé les territoires conquis, en s'appuyant sur des notables choisis. Les
régions administrées constituent alors des points d'appui successifs pour parvenir à la conquête
militaire de la totalité du territoire. L’occupation du terrain doit s’appuyer sur la mise en place
d’infrastructures organisant le commerce, la vie des populations et permettant leur contrôle.
Lyautey, qui a rencontré Gallieni au Tonkin, puis l'a secondé à Madagascar, reprend ces méthodes
et les expose notamment dans l’ouvrage Le Rôle colonial de l'armée6. Il est considéré comme le
principal représentant du courant colonial de l'armée française, qui joue un grand rôle dans les
débats de l'époque. Il met ses conceptions en pratique lors de la conquête du Maroc, alliant là
encore l'usage de la force brutale, à une action à la fois politique, administrative, et économique.
Ses adversaires lui reprochent son « indigènofolie » et sa « politique des égards » qui vise à
développer une élite indigène associée au colon.
L’officier colonial devient, selon Girardet, un « type social nouveau ». Il ne se conçoit plus
comme un simple soldat, mais comme un « fondateur d’empire »7. Le mythe romantique de
l’officier « bâtisseur » fait l’objet d’une intense propagande à l’époque. Il continue d’être vénéré

3 A ce sujet, voir les analyses développées au chapitre IV, « L’Etat colonial, un Etat d’exception », de O. Le
Cour Grandmaison, op. cit.
4 Parfois avec des variantes préalables : Direction des affaires politiques au Sénégal, Services des
renseignements en Tunisie, etc.
5 « Femmes et colonialisme », Arlette Gautier, in M. Ferro, op. cit.
6 H. Lyautey, Le Rôle colonial de l’armée, 1900.
7 R. Girardet, op. cit., p. 34 et 125.


4 - Coloniser, administrer, civiliser
17
dans les milieux militaires et alimente encore aujourd’hui l’idéologie de l’« oeuvre positive » de la
France outre-mer8. La dimension administrative et politique de l’activité militaire ne s’oppose pas
aux méthodes de répression mentionnées précédemment : il s’agit de deux volets conçus comme
complémentaires au service d’un même projet de domination. L’instrumentalisation de
l’administration des civils colonisés dans le cadre d'opérations militaires a eu une très longue
postérité dans les doctrines de l'armée française9.

8 Ainsi le président Chirac, déclarait en 1996 « Nous ne saurions oublier que ces soldats furent aussi des
pionniers, des bâtisseurs, des administrateurs de talent qui mirent leur courage, leur capacité et leur coeur à
construire des routes et des villages, à ouvrir des écoles, des dispensaires, des hôpitaux. », Le Canard
enchaîné, 8 février 2006.
9 Cf. R. Granvaud, Que fait l’armée française en Afrique ?, Agone, 2009.


5 – « Politique des races » et sexualité coloniale
18
5 – « Politique des races » et sexualité coloniale
Deux autres aspects de l’activité politico-militaire des troupes coloniales méritent d’être
mentionnés : la politique des races et les pratiques sexuelles.
Les premières théorisations « scientifiques » sur les populations africaines furent souvent
liées aux explorations et aux conquêtes militaires1. Les officiers coloniaux ne sont donc pas
étrangers au développement de « sciences » pour lesquelles les « races », leur degré d’évolution
et leurs caractéristiques supposées constituaient le seul facteur explicatif des sociétés africaines.
La domination militaire s’est appuyée sur le vieux principe « diviser pour mieux régner ». Selon la
célèbre maxime de Lyautey : « L’action politique est de beaucoup la plus importante (…) s’il y a
des coutumes et des moeurs à respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu'il faut démêler
et utiliser à notre profit ». Dans le cadre d'alliances temporaires et souvent interchangeables, on va
ainsi opposer certaines populations à d’autres. Mais on ne se contente pas d'utiliser des divisions
traditionnelles : celles-ci sont réinterprétées d’un point de vue biologique, voire inventées de toutes
pièces ; et les spécificités que l’on prête à chaque « race » sont utilisées pour légitimer une
organisation sociale et politique. Ainsi, selon le schéma de Gobineau2, certaines ethnies sont
jugées supérieures aux autres car prétendument d’origine extérieure au continent africain et
lointainement issues de la « race » blanche. On va donc les privilégier et les utiliser comme
auxiliaires du pouvoir colonial, ou au contraire les considérer comme plus dangereuses et les
réprimer. « Toute action politique dans la colonie doit consister à discerner et mettre à profit les
éléments locaux utilisables, à neutraliser et détruire les éléments locaux non utilisables », explique
Gallieni3. Par exemple à Madagascar, les Hovas dont est issue la reine qui est destituée par
Gallieni, sont considérés comme une « race » issue d'Asie, supérieure aux autres populations
noires de l’île. Les classifications coloniales sont enseignées et, au fil du temps, intériorisées par
les élites colonisées, créant des fractures et suscitant des ressentiments dont les effets
dévastateurs se font encore sentir. Les « haines ethniques traditionnelles », souvent mises en
avant en guise d’explication des conflits contemporains en Afrique, ne sont pas si traditionnelles
qu’on le prétend.
Enfin, au chapitre des pratiques militaires coloniales en Afrique, il faut mentionner les
questions relatives à la sexualité. On a déjà abordé la question des viols, arme de guerre et de
terreur pendant la conquête, autant qu'un moyen de récompenser les soldats.
La prostitution a également été favorisée par la colonisation : d’une part en raison de la
multiplication des déclassés, des femmes privées de leur mari tué ou réquisitionné, de l’exode
rural, des concentrations d’hommes seuls, etc. ; et d’autre part en raison d’une politique délibérée
des autorités militaires pour développer les bordels militaires de campagnes (BMC) ou les bordels
attachés aux villes de garnison, alimentés parfois par les filles de notables récalcitrants. Les
prostituées pouvaient être réquisitionnées à partir d'un très jeune âge, dès dix ans. Il s'agissait à la

1 Soit que les militaires se fassent ethnologues, ethnographes ou anthropologues, soit que ces derniers
travaillent à partir des matériaux recueillis par les militaires.
2 Théorie connue sous le nom de « mythe hamitique ». A. Gobineau, Essai sur l’inégalité des races, 1853.
Sur la prospérité de cette théorie dans les sciences coloniales et jusqu’à nos jours, lire J.-P. Chrétien, Le Défi
de l’ethnisme : Rwanda et Burundi, 1990-1996, Karthala, 1997.
3 Général Gallieni, Trois Colonnes au Tonkin, 1899, cité par A. Ruscio, Le Credo de l’homme blanc : regards
coloniaux français, XIXe-XXe siècle, Complexe, 1995.


5 – « Politique des races » et sexualité coloniale
19
fois de satisfaire les « besoins » des militaires (plus tard, sous le prétexte charitable de limiter leurs
exactions contre les populations civiles) et de mener une politique hygiéniste visant à limiter, sans
grand succès, le développement des maladies vénériennes. Les BMC sont ainsi légalisés en AOF
par un décret de 1909 et liés à l'obligation de contrôle médical. Ils sont véritablement considérés
comme d'utilité publique et rattachés aux unités selon une réglementation qui spécifie leur
organisation, sous le double contrôle du commandement et du service de santé des armées. Le
rythme de fréquentation et la tarification sont arrêtés par le chef de corps.
La pratique des bordels militaires de campagne aurait été moins répandue pour la
Coloniale que pour l’armée d’Afrique, en raison d’une autre pratique connue sous l’appellation de
« mariage à la mode du pays », codifié dès le XVIIIe siècle au Sénégal, et qui consistait à prendre
une compagne « indigène » le temps du séjour aux colonies. Les officiers qui n’en profitaient pas
étaient jugés excentriques par leurs pairs. Le « mariage » à la mode du pays était en fait un
concubinage inégalitaire, permettant de changer de compagne à volonté mais n'assurant aucun
droit à cette dernière, pas plus qu'à sa progéniture, l'une et l'autre étant fréquemment
abandonnées au moment du retour en métropole. Les archives de la Première Guerre mondiale
ont révélé les pressions exercées pour empêcher les soldats coloniaux de se marier aux colonies
et plus encore de ramener leur femme en métropole. La pratique a décliné, mais pas disparu,
après la Seconde Guerre mondiale. Certains historiens attribuent ce déclin à l’augmentation du
nombre de femmes rejoignant leur mari aux colonies. D'autres mettent l'accent sur une intolérance
de plus en plus forte à ce type d’unions au sein de la société coloniale ségrégationniste.
Plus tard, le stationnement des troupes alliées pendant la Seconde Guerre mondiale a
entraîné l'ouverture de nouveaux bordels. La guerre d'Indochine a également donné lieu à un
gigantesque marché du sexe. Cette institution des bordels militaires a survécu à la colonisation et
n'a, officiellement, disparu qu'après la guerre du Golfe. Aujourd’hui, la pratique subsiste pourtant
sous d’autres formes là où sont présentes les troupes prépositionnées.


6 - De l'armée d'armistice à l'armée de libération
20
6 - De l'armée d'armistice à l'armée de libération1
Lorsque les troupes nazies écrasent l'armée française, les officiers vaincus n'ont qu'une
hantise : la dissolution de l’armée française. Les représentants de Hitler, lors des « négociations »
de Rethondes, le 21 juin 1940, leur accordent le maintien d'une « armée d'armistice », certes
diminuée, mais que les militaires français interprètent comme une concession importante, justifiant
d'autres sacrifices en faveur de l'Allemagne. En fait, ce choix sert les intérêts des nazis, qui, en
déléguant aux troupes françaises le maintien de l'ordre en zone libre, veulent économiser des
soldats au profit d'autres fronts. L'existence de cette armée d'armistice permet aussi d'éviter que
de trop nombreux officiers ne se laissent tenter par l'appel de De Gaulle à continuer la guerre
outre-mer.
L'obligation faite aux militaires français de diminuer leurs effectifs leur donne l’occasion
d’une épuration de tous les éléments jugés politiquement, socialement ou ethniquement nuisibles
à l'homogénéité du corps des officiers, lesquels sont issus des grandes écoles, et souvent fils
d'officiers eux-mêmes. Cette opération s'accompagne d'une propagande appelant au renouveau
spirituel de l'armée, et plus largement de la nation, conformément à la Révolution nationale voulue
par Pétain, qui a toute la sympathie politique des gradés français2. Les officiers supérieurs se
sentent investis d'une mission de propagande concernant l'ensemble de la société, et en particulier
de l'éducation de la jeunesse, afin d'enrayer la « décadence » rendue responsable de la défaite.
Des « Chantiers de jeunesse » sont mis en place à cet effet, qui servent aussi de centres
d'entraînement militaire clandestins. En métropole, les officiers supérieurs attachent d'autant plus
de prix à l'armée d'armistice que le principal danger qu’elle doit conjurer est à leurs yeux celui
d'une révolution intérieure communiste.
Un seul officier de carrière en opération sur le front s'engagea dans le mouvement des
Français libres, le capitaine Philippe de Hauteclocque, dit Leclerc. En revanche, le ralliement à
l'armistice des officiers de l'armée coloniale, traditionnellement plus libres car plus éloignés de la
métropole, est au départ beaucoup plus incertain, et certains furent parmi les premiers à opter pour
la poursuite du combat3. Cependant, la plupart fut convaincue par l'argument selon lequel il fallait
conserver l'Empire sous une autorité française unique, et se rallia sans difficulté à Vichy. Même si
Hitler pouvait avoir des visées à long terme sur l'Afrique, cela le conforta dans l'idée que ses
intérêts immédiats étaient mieux servis par le maintien de troupes coloniales françaises. Le
mouvement gaulliste ne représenta donc au final qu'une petite minorité des officiers coloniaux
français, surtout situés en AEF.
Les officiers supérieurs assignent à l'armée d'Afrique et à la Coloniale la mission de
défendre la « neutralité » des territoires français. Il s’agit d'une part de s'opposer, militairement si
nécessaire, aux Alliés, voire aux troupes françaises ralliées à de Gaulle (ce qui fut fait dans les
deux cas), et d'autre part d’obtenir des nazis, au prix d'une collaboration toujours plus importante,
qu'ils contiennent les appétits italiens et espagnols sur les possessions françaises. Les tentatives

1 Ce chapitre est un simple rappel de l’ouvrage de l’historien américain R. Paxton, L’Armée de Vichy, le corps
des officiers français, Tallandier, 2004 (seconde édition).
2 Ce qui ne les empêche pas, par nationalisme, d'espérer une défaite allemande, et parfois de croire que le
Maréchal joue un double jeu et y travaille.
3 De même que certains membres de la Légion, comme la 13e DBLE. La Légion comportait en effet de
nombreux étrangers, Italiens ou Espagnols, engagés volontaires pour combattre le fascisme, auxquels le
régime de Vichy laissera le choix entre les travaux forcés et le retour dans leur pays, sous le contrôle des
Allemands. Cf. A. Clayton, op. cit., p. 290.


6 - De l'armée d'armistice à l'armée de libération
21
gaullistes pour entraîner les troupes coloniales dans la lutte contre l'Axe sont perçues comme
criminelles par les officiers fidèles à Pétain, qui craignent qu’elles ne provoquent l’occupation d’une
autre puissance étrangère (d’un camp ou de l’autre), sapant l’autorité française sur les colonisés et
entraînant la perte des colonies. L'objectif est d'attendre d'hypothétiques négociations de paix (qui
ne viendront jamais), dans lesquelles la France, bardée de ses colonies et de ses troupes
coloniales, pourrait à nouveau peser de tout son poids.
Encore aujourd'hui, la légende gaulliste et républicaine veut que la « "France combattante"
fût le socle d'où jaillit en 1943 la nouvelle armée française qui combattit avec les Alliés lors des
campagnes d'Italie, de Normandie et de Provence »4. L'armée de la Libération, puis l'armée
française reconstituée après 1945 seraient ainsi les héritières de la Résistance et des Forces
françaises libres (FFL). On doit à l’historien Robert Paxton d’avoir montré que c’est l’inverse qui est
vrai : elles sont au contraire le prolongement direct des troupes coloniales de l'armée de Vichy,
ralliées sur le tard, auxquelles furent greffés des éléments de l'armée métropolitaine reconstituée.
Pendant les opérations menant à la Libération, les officiers de l'armée d'armistice, présents en
Afrique du Nord et en AOF forment, après que leurs chefs se sont fait forcer la main par les
Américains5, « l'épine dorsale » de la future armée de libération, et, fournissant l'essentiel des
troupes, ils restent aux commandes « dans le respect de l’obéissance aux ordres et dans la
continuité de la structure hiérarchique mise en place par les héritiers du Maréchal ». « De son
côté, l’état-major américain, soucieux de renforcer le corps des officiers français, et non de le
réduire, ne fit aucun cas de la volonté des gaullistes d’épurer les officiers de Vichy. Ce fut donc
sous des auspices pétainistes que le processus de fusion s’engagea en Afrique du Nord pendant
l’année 1943. (…) Ce fut à partir de l’armée d’armistice que fut construite l’armée de Libération. »
Non seulement les anciens officiers pétainistes dominaient par le nombre, mais « ils s’arrangèrent,
discrètement, pour mettre de côté leurs camarades qui avaient rompu avec la discipline entre juin
1940 et novembre 1942 »6, et partagèrent la rancoeur des rares qui furent victimes de l'épuration,
et qui selon eux n'avaient fait que leur devoir d'obéissance, à la différence des militaires ralliés à
de Gaulle. Selon Paxton, les anciens de l'armée d'armistice, dont l'esprit se perpétua, continuèrent
à mener l'armée française tout au long de la IVe République et jusqu'au début de la Ve, jusqu'à
l'arrivée de nouvelles générations d'officiers, davantage marqués, quant à eux, par les défaites
coloniales et par un recrutement moins élitiste sur le plan social.
Officiers pétainistes et officiers gaullistes ont toutefois partagé, pendant la Seconde Guerre
mondiale, le même attachement exacerbé à l’Empire, au centre des préoccupations et des calculs
stratégiques des uns et des autres. A la Libération, ils partagent une même préoccupation : faire
face aux mouvements de libération qui entendent secouer le joug colonial. Il faut reconquérir
l’Empire, condition sine qua non par laquelle la France peut retrouver sa « grandeur », et, grâce
aux troupes supplétives africaines, sa puissance militaire.

4 R. Paxton, op. cit., préface de la première édition, reproduite dans la seconde.
5 Cf. infra, p. 52.
6 R. Paxton, op. cit., p. 445 à 447.


7 – La reconquête militaire de l’Empire
22
7 - La reconquête militaire de l’Empire
L'idée d'Indépendance n'a pas attendu la Seconde Guerre mondiale pour se manifester en
Afrique, mais les sacrifices à nouveau consentis par les colonisés pour l'effort de guerre, ainsi que
la participation massive à la Libération renforcent l’exigence d’en finir avec la tutelle coloniale, la
privation des droits politiques et sociaux, le racisme, la violence et le mépris ordinaires. Sans
compter que la France est maintenant dans le camp des Alliés, lesquels ont proclamé, en 1942, le
droit à l’autodétermination de tous les peuples dans la Charte de l’Atlantique.
Côté métropolitain en revanche, la seule préoccupation, partagée par les autorités militaires
et les courants politiques de tous bords (jusqu'au parti communiste), est la restauration de
l'Empire, et à travers lui de la « grandeur » de la France, pour laver l'humiliation des années
d'occupation. Tout au plus est-il envisagé quelques réformes qui redonneraient un semblant de
légitimité à la tutelle française et calmeraient les ardeurs indépendantistes. Dans la mythologie
gaulliste, et aujourd'hui républicaine, telle qu'elle s'exprime, par exemple, dans les programmes
scolaires, c'est la France qui aurait, à partir de la conférence de Brazzaville en 1944, préparé
progressivement ses colonies à l’indépendance, « accordée » au début des années 1960. Cette
imagerie d'Epinal, qui perpétue le cliché colonial et raciste de l'immaturité politique des peuples
colonisés qu'il aurait fallu éduquer à la démocratie, est pourtant loin de la réalité de l'époque. Lors
de la réunion des gouverneurs et hauts fonctionnaires coloniaux à Brazzaville, de Gaulle indique
très clairement quelles sont les limites des réformes qui pourraient être concédées : sont écartées
« toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire » de même
que « la constitution éventuelle – même lointaine – de self governments dans les colonies »1. La
nouvelle Constitution de 1946 réaffirme la tutelle française dans le cadre de l’Union française2,
renvoie à un avenir incertain « la liberté de s’administrer », mais n’accorde pas pour autant l’égalité
juridique aux colonisés, dont le poids politique dépasserait alors celui des métropolitains. Colons et
colonisés votent dans des collèges électoraux distincts, et le vote de la minorité pèse autant, voire
plus, que celui de la majorité. Pour plus de sécurité, on a même fréquemment et massivement
recours la fraude électorale, les armes à la main si nécessaire. Tout au plus consent-on enfin, en
1946, à abolir le travail forcé dont on niait l'existence quelques années plus tôt. Mais il faudra
encore attendre 1952 pour que celui-ci soit sanctionné. Au plan militaire, l’article 62 de la
Constitution stipule : « Les membres de l'Union française [c’est-à-dire la France et ses colonies]
mettent en commun la totalité de leurs moyens pour garantir la défense de l'ensemble de l'Union.
Le Gouvernement de la République assume la coordination de ces moyens et la direction de la
politique propre à préparer et à assurer cette défense. »
Face au climat pré-insurrectionnel qui se développe dès le début des années quarante
dans la plupart des colonies, tout l’effort militaire français, une fois la guerre terminée, et même
parfois avant, va consister à mater dans le sang les mouvements de révolte. On cherche même,
par des provocations, à les faire naître de manière préventive, pour mieux les écraser, et faire des
exemples, ainsi que le réclament les officiers coloniaux.

1 « Acte final de la conférence de Brazzaville ». Dans le document écrit, ces passages sont même soulignés
par l’utilisation de majuscules.
2 Article 60 : « L'Union française est formée, d'une part, de la République française qui comprend la France
métropolitaine, les départements et territoires d'outre-mer, d'autre part, des territoires et Etats associés. »


7 – La reconquête militaire de l’Empire
23
Massacres occultés
La répression préventive frappe dès 1943 en Tunisie. La déportation de Moncef Bey par le
général Mast s'accompagne de centaines d'arrestations, d'amendes et de punitions collectives,
frappant y compris des notables très modérés. Puis viennent au Maroc les massacres de Rabat et
Fès en janvier et février 1944. Arrestations de leaders nationalistes, manifestations réprimées : au
moment où s’ouvre la conférence de Brazzaville, un véritable siège militaire de la ville de Fès est
organisé pour briser l’insurrection. Le massacre de Thiaroye, au Sénégal, commis le 1er décembre
1944, est d'autant plus facilement étouffé par la censure militaire que la guerre n'est pas encore
terminée. L’armée tire de nuit sur des tirailleurs sénégalais démobilisés et désarmés qui
réclamaient leur solde. Il y eut officiellement 35 morts, pourtant plusieurs centaines de tirailleurs
avaient été débarqués. Pour Suret-Canale3, il s’agit probablement d’un prétexte saisi pour faire un
exemple. C'est le jour même de la proclamation de la Libération que sont commis les massacres le
plus connus et les plus emblématiques, le 8 mai 1945 à Sétif et Guelma. Des manifestants qui
refusent de baisser le drapeau algérien sont abattus, provoquant des représailles contre les
Européens : une provocation vraisemblablement ordonnée par le gouverneur4. L’état de siège est
décrété, les colons sont armés pour la « chasse aux Arabes ». Face à l’insurrection qui s’étend,
l’armée, la Légion, la gendarmerie, la police et les colons renouent avec les méthodes de Bugeaud
: foules mitraillées, villages brûlés et pillés, viols en masse, destruction des moyens de subsistance
et, modernisation des techniques oblige, on utilise les blindés et on bombarde les villages par
avion et par bateau. On compte entre 10 000 et 45 000 morts selon les sources. De Gaulle, qui
empêchera l'envoi d'une commission d'enquête, n'y consacre que trois lignes dans ses mémoires.
En septembre 1945, à Douala, au Cameroun, ce sont les colons armés par l'administration qui
ouvrent le feu sur une manifestation ; à Yaoundé, une manifestation sert également de prétexte
pour tirer dans le tas, aucune victime européenne n'étant pourtant à déplorer ; à Conakry en
octobre 1945, on réprime une manifestation contre les fraudes électorales, etc.
Peu après, la manière dont le Vietminh tient tête à l'armée française, et finalement obtient
l'indépendance, a évidemment un retentissement considérable en Afrique. C'est dans ce contexte
qu’est mené en 1947, à Madagascar, un massacre d'une ampleur inégalée depuis la fin de la
conquête coloniale. L’année précédente, le ministre de la France d’outre-mer, Marius Moutet, avait
ordonné d’abattre « par tous les moyens »5 le Mouvement démocratique de la rénovation
malgache (MDRM) récemment créé, qui ne réclame pourtant que l’autonomie et situe son action
sur le terrain parlementaire. En mars 1947, une insurrection, peut-être déclenchée par un groupe
manipulé par la police, se développe néanmoins dans la zone côtière. « La riposte coloniale se
déploie sur deux plans que l’on pourrait appeler l’atrocité policière en ville, d’une part, et l’atrocité
militaire dans les campagnes, d’autre part. »6 L’armée pille, incendie les villages reconquis, et
généralise l’usage de la torture. On utilise l’aviation contre des insurgés désarmés. Des prisonniers
sont jetés d’avion dans la mer sous les yeux des villageois (une méthode que les militaires français
utiliseront en Algérie, et exporteront même en Amérique latine). La répression s’abat tout
particulièrement sur les élus du MDRM qui ne participent pas à l’insurrection, et l’ont même
publiquement désavouée. Selon les déclarations du général Garbay, auditionné par les
parlementaires français à la fin de l’année 1948, la « pacification » menée par les parachutistes, la

3 J. Suret-Canale, Afrique noire : de la décolonisation aux indépendances, Editions sociales, 1972.
4 Sur les indices de cette machination, comme pour les autres massacres rapportés ici, voir Y. Benot,
Massacres coloniaux, 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, Paris, La
Découverte, 1994.
5 Ordre télégraphié au haut-commissaire à Madagascar.
6 Y. Benot, « La décolonisation de l’Afrique française (1943-1962) », in M. Ferro, op. cit., p. 528.


7 – La reconquête militaire de l’Empire
24
Légion et les tirailleurs sénégalais a fait 89 000 morts7, instaurant un climat de terreur pour de
nombreuses années. L’objectif visé par la répression déborde d’ailleurs largement le cadre
géographique de l’île : la France « saura briser toutes les tentatives de dissociation » lance alors le
président Auriol. Le message s’adresse à toutes les colonies : il ne saurait être plus clair.
On dénombre encore 180 morts à Casablanca les 7 et 8 avril 1947, en représailles d'une
rixe entre Marocains et tirailleurs sénégalais. Deux ans plus tard, en Côte d'Ivoire, l'armée brise
par un massacre les grèves du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). A la tête de la
répression, le colonel Lacheroy, dont on reparlera. La répression est menée sur les conseils de
Lagarosse, influant exploitant forestier qui jugeait que « la situation ne peut s'arranger ici qu'avec
10 000 morts »8. La provocation est cette fois documentée, et reconnue par P. Messmer9. La liste
des massacres, de plus ou moins grande ampleur, s'est poursuivie jusqu'aux indépendances :
vingt morts à Mondou, au Tchad, le 18 avril 1952, deux morts à Porto Novo, au Dahomey, en avril
1951, dix morts à Vogan, au Togo, en 1951, puis à nouveau à Conakry, entre 1951 et 1954, au
Maroc, en 1952 et davantage encore d'août 1953 à 1955, à Casablanca, les 8 et 9 décembre
1952, en Tunisie de janvier 1952 à 1954, au Cameroun, en 1955, jusqu’à une guerre
d'extermination dont il est question dans le chapitre suivant.
Les massacres coloniaux de l'après Seconde Guerre mondiale demeurent mal connus et
certains sont toujours niés par l'Histoire officielle. Ainsi les instructions officielles (IO) des
programmes d'histoire-géographie de la classe de 3e au collège invitent-elles les enseignants à
mener une étude comparative entre la décolonisation obtenue « difficilement » en Algérie et les
indépendances accordées « sans conflit sanglant en Afrique noire ». Consigne scrupuleusement
suivie par les manuels scolaires, qui évoquent pour la plupart une décolonisation « pacifique »,
voire « en douceur »10...

7 Le nombre officiel est revu à la baisse en 1950 : on parle alors de 11 342 victimes. Le nombre de 89 000
victimes est aujourd’hui contesté par certains historiens, qui le réduisent de moitié. Mais les méthodes de
calcul font débat, et certaines archives sont encore confidentielles. La question n’est donc pas close et le
nombre de victimes est de toute façon considérable.
8 Y. Benot, op. cit., p. 151
9 P. Messmer, Les Blancs s’en vont, récits de décolonisation, Albin Michel, 1998.
10 Manuel des Editions Nathan, 2003. Cf. R. Granvaud, « Colonisation et décolonisation dans les manuels
scolaires de collège en France » in « Relecture d'Histoires coloniales », Cahiers d'histoire n°99, avril-juin
2006.


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
25
8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
Au nombre des guerres de reconquête évoquées précédemment, il faut bien sûr ajouter la
guerre d'Indochine et la guerre d'Algérie. Si on cite la première ici, bien qu'elle ne se déroule pas
en Afrique, c'est qu'elle est l'occasion d'une tentative de perfectionnement de la doctrine militaire
française et de développement des techniques en matière de « maintien de l'ordre » colonial, face
aux mouvements insurrectionnels. Il s'agit ici de ce que les militaires étrangers appellent « l'école
française » : la guerre dite « moderne » ou « révolutionnaire ». En fait la guerre antisubversive, ou
anti-guérilla, ou encore contre-insurrectionnelle1. Le terme de guerre « révolutionnaire » désigne
au départ une guerre pour la révolution (Révolution française, Révolution russe, Révolution
chinoise), mais aussi des luttes pour l’indépendance, qu’elles se réclament ou non du
communisme. Appliquée à la doctrine militaire française, l’expression désigne, par glissement et
retournement de sens2, l’objectif exactement inverse : contenir l’insurrection, par des méthodes qui
se veulent nouvelles et empruntées à l’ennemi3.
Au Vietnam ce sont bien sûr les troupes coloniales qui forment l'ossature du corps
expéditionnaire. Certains officiers (au premier rang desquels le colonel Lacheroy) tentent
d’expliquer une situation inédite : en dépit d'une « suprématie absolue » en matière d'armement,
l’armée française est tenue en échec, « le plus fort semble battu par le plus faible »4. C’est la
lecture de Mao Zedong qui aurait amené Lacheroy à théoriser les raisons de cet échec5. A la
doctrine classique qui conçoit le conflit comme une guerre de positions et de mouvements, visant à
gagner des batailles et à contrôler militairement la plus grande étendue de territoire, Lacheroy
tente de substituer une vision qui se focalise non plus sur la dimension géographique, mais sur la
question du contrôle des populations6 : « Celui qui les prend ou qui les tient a déjà gagné. »7 Selon
lui, la force du Vietminh (et plus tard des autres mouvements de libération comme le FLN en
Algérie) tient avant tout à un système de « hiérarchies parallèles » (structures administratives,
associations d’Etat, le tout chapeauté par les militants du parti communiste) permettant d’encadrer
et d’embrigader les populations et de tenir en échec les tentatives d’infiltration française. D’après
les théoriciens de la guerre anti-subversive, l’adhésion de la population aux thèses
indépendantistes s’explique uniquement par la coercition exercée par l’organisation ennemie, et
par l’efficacité d’une propagande reposant sur un certain nombre de techniques de contrôle des

1 Le passage qui suit reprend très largement les éléments développés par le chercheur Gabriel Périès, qui a
notamment eu accès à de nombreuses archives militaires françaises et étrangères. G. Périès et D.
Servenay, Une guerre noire, enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte,
2007.
2 Sur ce retournement sémantique, cf. G. Périès, « L'appel à l'ennemi, structure de la création doctrinale
pendant la guerre froide », in A. Thiéblemont (sous la direction de), Cultures et logiques militaires, PUF,
1999.
3 Cf. « Guerre révolutionnaire ou révolution dans l'art de la guerre », J. Hogard, revue Défense nationale
n°12 année 1956.
4 Conférence intitulée « Guerre révolutionnaire et Arme psychologique » prononcée le 2 juillet 1957 devant
2000 officiers de réserve de la Ière Région militaire par le colonel Lacheroy.
5 Mao sera abondamment cité (pas toujours avec exactitude) par les théoriciens de la « guerre
révolutionnaire », comme une confirmation de la justesse de leurs thèses. Cf. la contribution de G. Périès
dans M. Vaïsse (sous la direction de), Histoire militaire et sciences humaines, Complexe, 1999.
6 Cette vision qui se veut « révolutionnaire » et inédite repose toutefois sur certaines expériences antérieures
de contrôle des populations, menées par les puissances coloniales françaises et anglaises. Cf. Ch. Olson,
« Guerre totale et/ou force minimale ? Histoire et paradoxe des "coeurs et des esprits" », Culture & Conflit
n° 67, 2008, http://conflits.org/index3102.html .
7 « Guerre révolutionnaire et arme psychologique », conférence citée.


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
26
masses, mais nullement par des décennies de colère accumulées face aux crimes et aux
humiliations de la domination coloniale. Une fois le parti révolutionnaire détruit : « Nous pouvons
compter qu'alors [les peuples colonisés] manifesteront leur préférence pour notre idéal national de
liberté et de dignité », explique ainsi l’un d’entre eux8.
Ces « idéologies fumeuses » de « théoriciens bornés »9, ces analyses aussi simplistes des
situations révolutionnaires pourraient prêter à sourire si leur influence n’avait pas été si importante
dans l’armée française et leurs conséquences si dramatiques pour les peuples colonisés. Elles se
greffent sur un premier renouveau doctrinal qui succède à la Libération. Des stratèges français,
comme les officiers Beaufre et de Lattre de Tassigny, cherchent alors à comprendre l’origine des
victoires militaires du Reich sur les autres pays européens. Du théoricien nazi Ludendorff10, ils
retiennent la notion de « guerre totale », engageant toutes les forces de la nation derrière son chef,
ce qui suppose une lutte contre « l’ennemi intérieur » qui menace la cohésion nationale. Selon ces
conceptions, la population devient une cible et un enjeu des conflits. Les militaires ont pour tâche
de prémunir leur population civile contre les tentatives extérieures de déstabilisation, et à l’inverse
de tenter d’affaiblir le soutien dont le régime ennemi bénéficie de la part de sa propre population.
A partir de l’expérience indochinoise, Lacheroy invite à distinguer plusieurs phases par
lesquelles l’adversaire gagne le contrôle de la population et propose des solutions adaptées à
chacune d’entre elles. Il faut d’abord identifier le danger subversif avant qu’il n’apparaisse.
Lacheroy appelle à la vigilance contre toutes les formes de contestation de l’ordre colonial : dans
le cadre de la guerre froide, elles relèvent forcément du complot communiste orchestré par
Moscou, même si elles s’en défendent11. La guerre des peuples colonisés n'est qu'« une immense
étape en direction de cette guerre totale vers laquelle semble inéluctablement, hélas, s'acheminer
le monde », affirme-t-il. Tandis que, pour Hogard, « la guerre est devenue permanente, universelle
et véritablement "totale" (...) non seulement en Algérie, mais dans toute l'Union française, en
métropole même ! »12.
Une fois le danger subversif identifié, il faut l’éradiquer avant qu’il ne puisse étendre son
influence sur la population. L’organisation ennemie (le Vietminh, le FLN) est décrite comme un
corps étranger ayant perverti une population saine et les théoriciens de la guerre contreinsurrectionnelle
se décrivent volontiers comme des chirurgiens du corps social13. Il faut mettre à
jour les structures politiques et militaires secrètes de l’adversaire (les « hiérarchies parallèles ») et
éliminer leurs membres. Cela suppose d’accorder une attention toute particulière à l’obtention de
renseignements, particulièrement par le moyen de la torture. Cela suppose aussi de procéder à
son propre quadrillage administratif de la population, et de recourir à des auxiliaires autochtones,
organisés en milices paramilitaires.
Si l’emprise de l’organisation ennemie sur les civils s’est malgré tout développée, il faut lui
disputer par tous les moyens le contrôle des populations. Lacheroy recommande pour cela de se
« mettre à l’école de l’ennemi », et d’user d’une coercition et d’une propagande de force

8 J. Hogard, article cité. Hogard est un disciple de Lacheroy.
9 Selon les expressions de P. Messmer, op. cit., p. 127.
10 E. Ludendorff, La Guerre totale, 1937.
11 Le thème du complot de Moscou visant à déstabiliser l’empire français n’a pas attendu la guerre froide : il
était déjà développé dans les années 1920 et 1930.
12 J. Hogard, article cité.
13 Cf. G. Périès, « Du corps au cancer : la construction métaphorique de l’ennemi intérieur dans le discours
militaire pendant la Guerre Froide. », Cultures & Conflits, n° 43, 2001, http://www.conflits.org/index864.html .


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
27
supérieure : « une action psychologique puissante et bien menée »14. Pour la mettre en oeuvre, il
réclame la mise en place à tous les échelons militaires d’un spécialiste de l’action psychologique,
responsable de la « conquête des coeurs et des esprits »15. Lacheroy se réfère notamment à
Serguei Tchakhotine, disciple de Pavlov et auteur du livre Le Viol des masses par la propagande
politique. Cet ouvrage proposait avant-guerre de contrer le nazisme, mais par un nouveau
conditionnement du peuple allemand, par une contre-propagande s’appuyant sur des techniques
de type publicitaire16.
Le recours à une violence hors norme pour ce genre de guerre est clairement exposé :
« On ne fait pas une guerre révolutionnaire avec le Code Napoléon » affirme Hogard, tandis que
Lacheroy prévient que si la guerre de libération atteint son dernier stade, « il n'y a peut-être pas
besoin d'un général, ni d'un préfet, il vaut mieux un boucher. Dieu merci, on n'en est pas toujours
là, on n'en n'est pas là partout. » On en sera bientôt « là » en Algérie, et les bouchers feront leur
oeuvre.
Les théoriciens de la guerre contre-insurrectionnelle obtiennent rapidement une audience
considérable, au point que leur courant de pensée devient en quelques années hégémonique au
sein de l’institution militaire. Lacheroy, qui a commencé en Indochine à diffuser ses conceptions,
est rappelé à Paris début 1953 pour prendre la tête du Centre des études africaines et asiatiques
(CEAA) où il forme les nombreux officiers qui partent pour la guerre. En 1955, il est intégré
directement au cabinet du ministre de la Défense, d'où il supervise la diffusion de sa doctrine au
sein de l'institution militaire. « L'Ecole de guerre, le Centre des hautes études militaires, l'Institut
des hautes études de la défense nationale, l'Union nationale des officiers de réserve applaudissent
leurs conférenciers ; des revues comme Contact, Message des forces armées, des groupes
comme Milites du général Lecomte diffusent leurs théories », rappelle P. Messmer17. La Revue
militaire d’information publie par exemple, début 1957, un numéro entier consacré à la « guerre
révolutionnaire », avec un tirage exceptionnel de 52 000 exemplaires. En avril 1956 est créé un
Service d'action psychologique et d'information (SAPI) au ministère de la Défense. En novembre
1957, les 5e Bureaux, responsables de l’action psychologique, déjà expérimentés en Indochine,
sont généralisés dans chaque état-major de corps d'armée, de zone, de secteur, plus tard dans
chaque bataillon. La doctrine est aussi « diffusée très officiellement en Algérie au Centre
d’entraînement à la guerre subversive, qu’on surnommait "l’école Bigeardville"18 , ouvert le 10 mai
1958 dans le hameau de Jeanne-d’Arc, près de Philippeville. »19 C’est en effet l’Algérie qui va
servir de premier laboratoire à l’expérimentation de la nouvelle doctrine de l’armée française.

14 J. Hogard, article cité.
15 Cette expression est devenue le leitmotiv emblématique de la « guerre moderne ». Son origine est
incertaine. Certains l’attribuent à Sir Gerard Templer, responsable de la Malaisie pendant la campagne
contre-insurrectionnelle du Malayan Emergency (« Urgence malaise » entre 1948-1960). Cf. Ch. Olson,
article cité. Messmer l’attribue au colonel Argoud, écrivant à Edmond Michelet, ministre de la justice : « En
guerre révolutionnaire, la conquête des coeurs et l'adhésion des esprits, dont la résultante amène
l'engagement de tous, constituent l'objectif principal. » La formation d’unités spécialisées pour la conduite
d’opérations destinées à influencer les populations remonte à la Seconde Guerre mondiale.
16 Pendant la guerre d’Algérie, les officiers français se réfèrent aussi à George Sauge, autre théoricien du
conditionnement, membre du mouvement d’extrême droite La Cité catholique, qui entretiendra des rapports
étroits avec l’OAS. Cf. M.-M. Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, 2004.
17 P. Messmer, op. cit. p. 169.
18 Du nom de Marcel Bigeard, alors colonel de parachutiste. Le nom officiel est Centre d'instruction à la
pacification et à la contre-guérilla (CIPCG). Un second CIPCG est situé à Arzew.
19 « Des guerres d’Indochine et d’Algérie aux dictatures d’Amérique latine », interview de M.-M. Robin,
Hommes & Libertés, revue de la LDH, n° 128, oct. nov. déc. 2004.


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
28
L'expérimentation : la guerre d’Algérie
Les officiers coloniaux qui n'ont pas digéré la perte de l'Indochine entendent mettre en
oeuvre en Algérie les leçons tirées de cette défaite. Il s'agit pour eux du prolongement direct de la
guerre précédente (les Algériens sont d'ailleurs couramment appelés « les Viets »). Conformément
à l'enseignement de Lacheroy, il s'agit d'une part de mettre à jour l'organisation secrète de
l'ennemi (dite Organisation politico-administrative, OPA), d'identifier ses cadres, de les l'éliminer, et
d'autre part de briser par l'action psychologique le soutien dont le FLN bénéficie au sein de la
population civile.
Les militaires se voient confier en Algérie des pouvoirs de plus en plus importants et y
établissent une dictature d'autant plus facilement que les pouvoirs spéciaux des gouverneurs
généraux avaient été la norme jusqu'en 1944. Au début de 1957, les pouvoirs de police sont remis
à Massu et 3 000 parachutistes prennent le contrôle de la ville d’Alger et de la Casbah, sa partie
musulmane20, pour ce qu’on nomme « la bataille d’Alger ». En mai 1958, le pouvoir militaire
culmine avec la décision du général Salan de fusionner sous son commandement l’administration
civile et militaire de l’Algérie.
Dans le cadre de la guerre contre-insurrectionnelle, l’armée doit donner la priorité à des
tâches de nature policière, instrumentalisant ou se substituant aux policiers et aux magistrats dans
une logique totalitaire, rejetant toute contrainte légale et les principes de l’Etat de droit21. Le colonel
Trinquier22 invente un instrument nommé Dispositif de protection urbaine (DPU) pour mettre à jour
les « hiérarchies parallèles » du FLN et encourager la délation. Le DPU organise le quadrillage
d’Alger (puis des autres centres urbains) en îlots, auxquels sont rattachés des milices. Tous les
habitants sont minutieusement recensés, fichés, numérotés par quartiers et par maisons, de
manière à débusquer ceux qui ne se trouveraient pas à leur place. On chasse les suspects, on
perquisitionne, de préférence la nuit. Pour assurer un « quadrillage de défense en surface », on
recourt à deux formes de milices civiles : les Unités territoriales (UT), composées de réservistes
mobilisés et armés quelques jours par mois, agissant sur leur lieu d’habitation ou leur secteur
professionnel, et les Milices d’autodéfense chargées d’empêcher toute intrusion extérieure
inconnue.
Le « renseignement » devient le maître mot de la guerre. « En 1957, un bien anodin Centre
de coordination interarmées (CCI) apparaît en Algérie. Il s’agit en fait du camouflage d’un vaste
organisme de contre-espionnage spécialisé dans le renseignement, l’action et la protection, le
service RAP. Dépendent de lui de petites structures qui se multiplient peu à peu sur le territoire
algérien et dont le nom reste obscur à beaucoup : les DOP [détachements opérationnels de
protection]. »23 Ce dispositif a déjà été testé en Indochine. Il a vocation à rester discret, voire
secret. Il change d’ailleurs plusieurs fois de couverture au cours de la guerre. Il constitue
l’instrument principal de la torture, dont les membres deviennent de véritables spécialistes. Ces
derniers utilisent « des méthodes appropriées suivant une conception industrielle rompant avec les

20 La ségrégation étant la règle, même non écrite, toutes les villes dans les colonies sont organisées en
quartiers européens et quartiers « indigènes ».
21 En particulier la présomption d’innocence, tout suspect étant un coupable potentiel et à ce titre susceptible
d’être interrogé, torturé ou éliminé.
22 Ancien organisateur des milices « indigènes » en Indochine, il a vulgarisé ses théories dans R. Trinquier,
La Guerre moderne, La Table ronde, 1961.
23 R. Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, 2001, p. 195.


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
29
méthodes individuelles et artisanales d’autrefois. »24 La torture est toutefois pratiquée aussi dans
les autres corps de l’armée, en particulier par les tout puissants officiers de renseignement (OR).
Officiellement, ces procédés sont légitimés par la nécessité de déjouer dans l’urgence des
attentats contre des civils, mais l’efficacité militaire de la torture pour ce type de situations est quasi
nulle25. La torture est en fait pratiquée sur tous les « suspects », dont la définition est large : « Un
habitant, quel qu'il soit, est à considérer comme suspect du fait qu'il détient en positif ou en négatif
des renseignements sur les activités rebelles, qu'elles soient politiques, administratives ou
militaires. »26 Il s’agit de « déraciner » les structures clandestines de la rébellion que les Français
appellent « organisation politico-administrative » (OPA). La torture est donc utilisée de manière
intensive et prolongée à l’encontre de tous les Algériens arrêtés lors de rafles et emprisonnés dans
les centres de triages et de transit (CTT), dans les Centres militaires d’internés (CMI), ou d’autres
centres clandestins. Contrairement à une légende encore tenace, la torture ne naît pas pendant la
guerre d'Algérie, elle était depuis longtemps très largement pratiquée dans tout l'Empire, par les
militaires comme par les policiers, voire les colons. On pratiquait déjà couramment la « gégène »
au Vietnam. En Algérie, son usage est théorisé, systématisé, enseigné27 et bien sûr couvert par le
pouvoir politique28.
Sous l’impulsion du général Salan, puis du général Challe, les dispositions mises en oeuvre
à Alger sont ensuite étendues à toute l’Algérie. Dans les zones rurales, les populations des zones
interdites sont entassées dans des camps de regroupement, pour couper l'ALN de tout soutien.
Les zones opérationnelles sont vidées, les habitations détruites et les habitants placés sous
contrôle militaire, d'abord dans les Aurès, puis dans tout le pays, donnant à cette guerre « l’allure
étrange d’un ultime épisode de la guerre de conquête »29. Selon les leçons tirées d'Indochine, face
à un ennemi qui cherche être dans la population comme « un poisson dans l'eau », selon la
formule de Mao, il faut mettre en oeuvre des moyens permettant de séparer l'eau du poisson. Le
nombre d’Algériens placés dans des camps de regroupement s’élève à un million en 1957, et deux
millions deux ans plus tard, généralement privés de leurs moyens de subsistance, réduits à la
famine et maintenus dans des conditions sanitaires effroyables. Cette situation affecte un quart de
la population algérienne30.
Dans le cadre de la guerre contre-insurrectionnelle, la torture joue aussi, et peut-être
surtout, un rôle important dans le cadre de l’arme psychologique. L’arme psychologique recouvre
la « guerre psychologique », visant l’ennemi, et « l’action psychologique » visant les populations
amies, alliées ou neutres. Depuis 1957, la « distinction entre action et guerre psychologique est
clairement marquée dans les principes, bien que, dans les faits, les deux domaines aient tendance

24 Rapport du lieutenant-colonel Ruat, 20 février 1960, cité par R. Branche, op. cit., p. 366.
25 Dans ce cas de figure, le temps qui sépare l’arrestation d’un « terroriste » de ses aveux est toujours
suffisant pour permettre à ses camarades de constater sa disparition et de s’adapter à cette nouvelle
situation.
26 Note du colonel Simoneau, 21 mai 1957, cité par R. Branche, op. cit., p. 206.
27 La journaliste MM Robin a pu consulter des brouillons manuscrits de cours du centre d'instruction à la
pacification et à la contre-guérilla (CIPCG) sur lesquels les termes « torture » et « génératrice » figurent
explicitement. Ils disparaissent sur la version dactylographiée de ces cours.
28 « Les civils, membres du gouvernement, trouvaient cela très bien. Je pense en particulier à deux d'entre
eux qui venaient régulièrement nous voir, visitaient nos centres d'interrogatoire et ne s'étonnaient de rien. Ils
avaient même tendance à dire (...) : "Allez-y les gars !" » Interview du général Massu, Le Monde, 22 juin
2000.
29 R. Branche, op. cit., p. 423.
30 Cf. Cl. Liauzu (sous la direction de), op. cit.


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
30
à s’interpénétrer. »31 Ainsi, « bien plus qu’une méthode d’obtention de renseignements, la torture
était un avertissement à tous et la rumeur la servait en propageant dans la population sa
dimension terrorisante »32. Il en va de même d’autres formes de violences plus ou moins
méthodiques et réfléchies, comme les perquisitions nocturnes, mais aussi les viols, les expositions
de cadavres, les corvées de bois33 et autres « disparitions »34. Les premiers escadrons de la mort
modernes, contrôlés par les militaires et les services spéciaux français, sont nés à l'occasion de la
bataille d'Alger, et rattachés au DPU sous le commandement du futur général Aussaresses. Outre
l’élimination des militants du FLN, les disparitions ciblées avaient pour fonction de frapper les
esprits, d'exercer une action paralysante, de dissuader les populations de rejoindre le FLN et de
dessiner deux camps inconciliables35. L'école française théorise ces mécanismes de guerre
psychologique sous l'appellation de « terreur sociologique »36. Il s'agit de créer des chocs dans la
population par différents procédés : comme l'explique Lacheroy, la peur tétanise, maintient en
place, altère les facultés de jugement et finalement vide l'homme de son contenu, le rendant
réceptif à la propagande : « quand on tient bien un verre, voyez-vous, on verse dedans ce que l'on
veut »37 Dans La Guerre moderne, le colonel Trinquier définira le terrorisme comme le moyen « le
plus efficace » d’obtenir le soutien de la population. La guerre psychologique consiste aussi à
mener des opérations d’intoxication de l’ennemi, de retournement ou de ralliement. On crée de
faux maquis (la force K), ou on impute au FLN d’autres exactions que celles qu’il a réellement
commises, pour le discréditer aux yeux de la population. On jette enfin la suspicion dans le camp
adverse pour le pousser à des purges sanglantes à l'intérieur de ses propres rangs, comme ce fut
le cas dans la troisième Wilaya (opération Bleuite du capitaine Léger). Les camps de détention
sont aussi des lieux d'action psychologique visant à « retourner » l'ennemi par des mesures de
« rééducation » et de « redressement psychologique ». Ces campagnes, fondées sur les concepts
de Pavlov, reposent sur la croyance que le loyalisme peut-être obtenu par le lavage de cerveau et
des programmes d'endoctrinement incluant des récompenses pour ceux qui « pensent de manière
constructive »38.
Le plan Challe, qui renouait avec la politique de la terre brûlée de Bugeaud, et le processus
de regroupement des populations dans des camps, ne vise pas uniquement à traquer les militants

31 M.-C. et P. Villatoux, « Le 5e Bureau en Algérie », in J.-Ch. Jauffret et M. Vaïsse (sous la direction de),
Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Complexe, 2001, p. 408. La distinction est formalisée par
Instruction provisoire sur l’emploi de l’arme psychologique, ou TTA 117 (29 juillet 1957).
32 R. branche, op. cit., p. 425.
33 Exécutions sommaires au cours desquelles les prisonniers étaient « légitimement » abattus sous prétexte
de délits de fuite mis en scène, ou simplement déclarés. En France, Papon fait appliquer les mêmes
consignes pour que soient abattus les « membres des groupes de choc surpris en flagrant délit ». Celui qui a
été en charge des « pouvoirs spéciaux » à Constantine avant d’être préfet de Paris, s’est appuyé sur des
militaires rompus à la guerre contre-insurrectionnelle à son retour en France, dont on retrouvera les
méthodes lors du massacre du 19 octobre 1961 à Paris.
34 Comme les « crevettes Bigeard », hommes jetés en mer depuis les hélicoptères de l’armée française, ou
plus simplement tous les « suspects » abattus au terme de leur interrogatoire et enterrés dans des fosses
communes.
35 « Par capillarité, la peur provoquée par la répression de militants d’organisations clairement identifiées, ou
quelquefois anonymes, est instillée à leurs proches, puis à des franges plus larges de la population, ce qui a
pour effet d’empêcher la mobilisation de groupe et de freiner l’action collective » D. Hermant, « L’espace
ambigu des disparition politiques », Cultures et conflits, n°13-14, printemps-été 1994. Cité par R. Branche,
op. cit.
36 Voir l’audition de Gabriel Périès dans F.X. Verschave, L’Horreur qui nous prend au visage, Karhala, 2004.
Voir aussi les documents de formation du Centre d'instruction à la pacification et à la contre-guérilla (CIPCG)
reproduits dans A. Brossat, J.-L. Déotte, La Mort dissoute, disparition et spectralité, L'Harmattan, 2002.
37 Conférence de Ch. Lacheroy, « Guerre révolutionnaire et arme psychologique », 2 juillet 1957.
38 A. Clayton, op. cit., p. 237.


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
31
du FLN, mais repose également sur des conceptions inspirées des sciences sociales, selon
lesquelles la mentalité des populations est liée à leur environnement socio-économique. Ce
dernier une fois détruit et remplacé, on pensait pouvoir modeler les esprits. Les camps de
regroupement « étaient avant tout une arme de la guerre révolutionnaire ; ils permettraient de
contrôler strictement la population, de "la redresser psychologiquement", de la structurer par des
"hiérarchies parallèles", de l’engager dans des groupes d’autodéfense, de la préparer enfin aux
réformes politiques et économiques »39. Comme l’explique Massu, il faut marquer la population en
créant des « réflexes conditionnés », sachant qu’ « en pays musulman, le réflexe le plus puissant
est le respect de la force. »40
L'action psychologique visant à la « conquête des coeurs et des esprits » recourt aussi à
une propagande organisée : à destination de la population musulmane, mais aussi en direction
des appelés du contingent, pour la première fois aussi massivement utilisés. Ces derniers ne
partagent pour la plupart ni la tradition coloniale ni les convictions des officiers coloniaux. On tente
donc de justifier leur participation à la guerre au moyen de films, de causeries, de publications
(l'hebdomadaire Le Bled tire à 350 000 exemplaires par semaine). On répète que ceux qui
critiquent l'armée sont des traîtres et les produits d'une société nationale malade. On exalte le haut
degré de moralité purificatrice mis en oeuvre par l'armée contre les ennemis intérieurs tels que le
communisme et l'islam, dans le droit fil des conceptions de la « guerre totale ».
En direction de la population algérienne, on utilise, conformément aux recommandations de
Lacheroy, tous les supports possibles pour diffuser un message qui animalise les « fellagas » et
exalte « l’armée de pacification ». La propagande est notamment diffusée par les Sections
administratives spéciales (SAS), créées pour les zones rurales, puis plus tard les Sections
administratives urbaines (SAU). La mission première des SAS, créées par Soustelle sous
l’impulsion du général Parlange, « est d’obtenir du renseignement en reprenant le contact avec les
populations »41. Elles se voient aussi confier l’administration globale des populations civiles,
réactivant la tradition des Bureaux arabes, souvent sous la direction ou avec l’aide d’officiers des
anciens Bureaux des affaires indigènes, notamment du Maroc. Certains de leurs officiers, comme
J. Paris de Bollardière, ont pu être sincèrement convaincus de la possibilité de « convaincre plutôt
que contraindre », avec l'illusion d'une « pacification » par le dialogue et l'action humanitaire. Mais
si les SAS comprennent un volet social42 et dépendent en principe de l’administration civile, elles
restent bien un outil militaire. Leurs officiers arrêtent les « suspects », fournissent du
renseignement, éventuellement obtenu par la torture, et participent à la préparation des opérations
militaires. Leur action vise également à convaincre les populations que l'armée ne quittera jamais
l'Algérie. Parallèlement, on développe une propagande sur le thème de l'Algérie française
« nouvelle », assurant que l'armée est davantage sensible à la revendication d'égalité que ne
l'étaient les colons, et on organise des mises en scènes de fraternisation. La « conquête des
coeurs et des esprits » étaient bien sûr vouée à l’échec : « Comment peut-on en effet penser
gagner les coeurs quand les frères, les soeurs ou les cousins des habitants des douars sont
torturés, tués, humiliés ? »43.

39 Ch.-R. Ageron, « Une dimension de la guerre d’Algérie : les "regroupements" de populations », in J.-Ch.
Jauffret et M. Vaïsse (sous la direction de), op. cit., p. 329.
40 Directive citée par P. Messmer, op. cit., p. 162.
41 M. Faivre, « Le renseignement dans la guerre d’Algérie » in J.-Ch. Jauffret et M. Vaïsse (sous la direction
de), op. cit., p. 294.
42 Les enseignants et médecins du contingent sont, par exemple, mis à contribution pour des actions
sanitaires et éducatives.
43 R. Branche, op. cit., p. 289.


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
32
Recyclage en Afrique noire
Pour revenir au pouvoir par le coup d'Etat de 1958, de Gaulle, qui se présentait alors
comme le garant de l'Algérie française, s'est appuyé sur les hommes et les structures de la guerre
contre-insurrectionnelle, les 5e Bureaux et les Unités territoriales notamment. Mais une fois au
pouvoir, et lorsqu'il se résout à l'indépendance algérienne, il retire préventivement d'Algérie les
théoriciens et les praticiens les plus voyants de ce courant qui domine alors l'armée française, et
qui ira grossir les rangs de l'OAS. Messmer remanie le commandement en Algérie et place à sa
tête, ainsi qu’à celle de la Sécurité militaire, des fidèles de De Gaulle. Lacheroy est rappelé début
1959 et écarté des instances décisionnelles. Il rejoindra ultérieurement les rangs de l'OAS. Le
général Salan est rappelé juste avant Lacheroy, en même temps qu’une centaine d’officiers sont
mutés44. Massu est rappelé en 1960, de même que Trinquier. Les 5e Bureaux en charge de l’action
psychologique, dont l’organisation est devenue « tentaculaire » et dont l’action a été marquée par
un « glissement progressif (…) du domaine tactique au domaine stratégique, puis au domaine
politique »45, sont démantelés en février 1960 par P. Messmer qui invoque son « refus de toute
hiérarchie parallèle »46 ; la guerre psychologique est officiellement interdite. Les Unités territoriales
(UT) sont dissoutes à la même période pour les mêmes raisons, ses cadres rejoindront plus tard
les rangs de l’OAS47.
Les officiers écartés d'Algérie ne sont pas pour autant mis au chômage technique. Leur
savoir-faire en matière de guerre contre-insurrectionnelle est alors recyclé pour « gérer » les
indépendances des colonies africaines. Bigeard est ainsi envoyé en Centrafrique tandis qu'en
1960, Trinquier recrute à la demande de Messmer et avec la bénédiction de De Gaulle, des
hommes pour le Katanga dans l'ancien Congo belge, afin d’appuyer la sécession hostile au
dirigeant progressiste Patrice Lumumba. Comme on le verra plus loin, les principes de la guerre
contre-insurrectionnelle, ne sont pas enterrés : ils serviront même de fondement à la construction
des Etats nouvellement indépendants et à la constitution de leurs armées. L'exemple le plus
édifiant et le plus tragique de perpétuation des principes qu'on a fait mine de remiser dans les
tiroirs, est le cas du Cameroun, juste avant et juste après l'indépendance.
Au Cameroun, l'Union des populations du cameroun (UPC) dispose d'un véritable soutien
populaire, et développe des positions plus radicales que le RDA48 dont elle était membre. Le
mouvement camerounais s'adresse même directement à l'ONU pour réclamer l'indépendance49. Il
est évidemment la cible de l’administration coloniale. La France suscite la création d’un parti rival
et provoque des incidents plus ou moins violents qui fournissent, selon une technique éprouvée, le

44 Selon Le Monde du 16 décembre 1958, cité par R. Branche, op. cit. Le successeur de Salan, le général
Challe reste toutefois un adepte de la Guerre révolutionnaire. Il sera poussé au départ à la fin d’avril 1960 et
remplacé par la général Crépin.
45 M.-C. et P. Villatoux, « Le 5e Bureau en Algérie », in J.-Ch. Jauffret et M. Vaïsse (sous la direction de), op.
cit., p. 411.
46 P. Messmer op. cit., p. 166. Et encore du même : « Ils avaient leur propre hiérarchie, leurs propres filières.
Cela signifiait que le responsable du 5e Bureau d’un corps d’armée donnait directement ses instructions au
responsable du 5e Bureau d’une division… en passant carrément par-dessus la tête du général commandant
la division, et ainsi de suite ! » cité in R. Kauffer, OAS, histoire d’une organisation secrète, Fayard, 1986. R.
Branche note toutefois que le motif principal de leur éviction réside dans leur refus de l’autodétermination du
peuple Algérien à laquelle s’était résolu de Gaulle.
47 M. Dumont, « Les Unités territoriales », in J.-Ch. Jauffret et M. Vaïsse (sous la direction de), op. cit.
48 Rassemblement démocratique africain, fédération de partis politiques panafricains, dont le principal, le
PDCI dirigé par Houphouët-Boigny, a été retourné avant 1950, notamment par l’action de Lacheroy.
49 Cette ancienne colonie allemande avait été confiée à la France par la Société des nations.


8 – Genèse de la guerre contre-insurrectionnelle
33
prétexte à la police pour tirer sur les militants. Le dirigeant du parti, Ruben Um Nyobé entre alors
en clandestinité, tandis que l’UPC est d’abord exclue du RDA puis interdite par le gouvernement
français. L'UPC opte alors pour la lutte armée, à l'instar du FLN. Pour étouffer la révolte, les
mêmes méthodes que celles mises en oeuvre en Algérie vont être utilisées en pays bassa, d'où est
originaire Um Nyobe. Une Zone de pacification du Cameroun (ZOPAC) est crée le 9 décembre
1957 avec une hiérarchie civilo-militaire, codirigée par un élève de Lacheroy, le commandant
Lamberton, adepte de la guerre psychologique50. Comme en Algérie, on procède au quadrillage du
territoire, on pratique le renseignement et la torture à grande échelle, on déporte les populations
pour les éloigner des foyers de la rébellion, et on met en place des camps de regroupement autour
des principales routes et villages. Avec l'aide des auxiliaires camerounais, on fiche les habitants,
foyer par foyer et les militaires s'arrogent un pouvoir administratif sans limite. Parallèlement, on
mène toujours une politique de la terre brûlée, on détruit les plantations, les maisons, on chasse
les maquisards dont les têtes coupées sont exposées publiquement et on instaure par différents
moyens un véritable climat de terreur. « Mon expérience de l'Indochine m'avait appris comment
traiter une insurrection communiste », commente P. Messmer dans ses mémoires, tout en se
défendant d’avoir sombré « dans l'horreur de la torture et de l'extermination »51.
Um Nyobe est finalement abattu, et une semaine après sa mort, la France avance l'idée
d'indépendance. Pourtant, la mort du leader aura l'effet inverse de celui escompté : la rébellion
s'étend en pays bamiléké et se poursuit après l'indépendance, confiée à Ahidjo, un dirigeant à la
botte de Foccart, le bras droit de De Gaulle. Foccart expédie au Cameroun une véritable armée,
dirigée par des vétérans de la guerre d'Indochine et d'Algérie, pour poursuivre la politique initiée
avant l'indépendance : les camps de regroupement pour éradiquer les militants indépendantistes,
et la politique de la terre brûlée dans les régions où ils sont les plus implantés. On torture à tout
va52, on bombarde les villages au napalm. Un « détail » selon P. Messmer53. Parmi les officiers du
corps expéditionnaire, figure Max Bardet, pilote d’hélicoptère qui relatera plus tard sans être
démenti : « En deux ans l'armée régulière a pris le pays bamiléké du sud au nord et l'a
complètement ravagé. Ils ont massacré de 300 à 400 000 personnes. Un vrai génocide. Ils ont
pratiquement anéanti la race. Sagaies contre armes automatiques. (...) Les villages avaient été
rasés un peu comme Attila. (...) On faisait plaisir au président Ahidjo parce qu'il fallait que le
Cameroun garde ses liens avec la France. »54 Le nombre exact de morts est toujours inconnu. La
guerre contre-insurrectionnelle camerounaise a été menée dans un grand silence médiatique
français, et elle a inspiré une telle terreur au Cameroun et une telle répression d'Etat, que la
recherche universitaire sur ce sujet paraît encore aujourd'hui compromise.

50 G. Périès et D. Servenay, op. cit.
51 P. Messmer, op. cit., p. 127. Messmer fut Haut-Commissaire de la République au Cameroun de 1956 à
1958, puis en AEF, puis en AOF de 1958 à 1960, puis ministre de la Guerre de De Gaulle sous la Ve
République.
52 Charles Van de Lanoitte, qui fut de longues années correspondant de Reuter à Douala évoque « le régime
effroyable des camps de tortures et d'extermination » dont il a été « le témoin horrifié », cité par M. Beti,
Main basse sur le Cameroun : autopsie d’une décolonisation, Maspéro, 1972 (réédité à La Découverte,
2003). Ce livre a été censuré en France à sa sortie par le ministère de l’Intérieur, et l’annulation de l’arrêté
d’interdiction n’a été obtenu qu’en 1976 après une longue procédure judiciaire.
53 Le Roy G., Osouf V., Cameroun, autopsie d’une indépendance (documentaire), France 5/Programme 33,
2007.
54 M. Bardet, N. Thellier, O.K. Cargo ! La saga africaine d’un pilote d’hélicoptère, Grasset, 1988.


9 – La Coloniale contre l’ennemi intérieur
34
9 – La Coloniale contre l’ennemi intérieur
A défaut de s’intéresser à l’histoire criminelle de l’armée française en Afrique par solidarité
envers les peuples martyrisés, le citoyen français peut se pencher sur les répercussions de cette
histoire au sein même de l’Hexagone. On a mentionné l’impact historique de l’armée coloniale sur
l’ensemble de l’institution militaire, ainsi que la responsabilité des militaires dans le développement de
l’idéologie coloniale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Il y a longtemps aussi que les
expériences coloniales de l’armée française dans les colonies affectent la manière dont les
phénomènes sociaux et politiques sont traités en France même. Un des grands mérites du livre
d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial, est de rappeler
comment question sociale et question coloniale ont été étroitement liées. D’abord parce que la
colonisation était perçue par les classes dirigeantes comme un moyen de se débarrasser des
indésirables sociaux, ensuite parce que l’expérience militaire acquise en Algérie sera réutilisée pour
mater les insurrections des « classes dangereuses » : « En juin 1848, certaines techniques
employées dans la colonie furent en effet importées à Paris par des officiers supérieurs – Cavaignac,
Lamoricière et Changarnier notamment – qui avaient longtemps servi en Algérie. »1 Bugeaud et
d’autres généraux de l’armée d’Afrique, sont appelés pour écraser la révolution de 1848 avec des
moyens militaires d’une violence extrême, puis pour exercer le pouvoir. « Pour la première fois à
l’époque contemporaine, une guerre contre-révolutionnaire a été engagée au coeur de Paris.
Quelques mois plus tard, Bugeaud en fera la théorie et l’exposé méthodique2 pour combler une grave
lacune dans la formation des officiers et des hommes du rang »3 Comme le souligne à ce moment-là
Engels, le compagnon de K. Marx, « la bourgeoisie a proclamé les ouvriers non des ennemis
ordinaires, que l’on vainc, mais des ennemis de la société, que l’on extermine »4. Les insurgés sont
d’ailleurs significativement désignés comme les « bédouins de la métropole »5.
La « Coloniale » n’a jamais cessé depuis de se dresser contre la « Sociale »6. Pour écraser la
Commune en 1871, on mobilise non seulement les méthodes militaires, mais également une unité de
la Légion et plusieurs des Troupes de marine à Paris, ainsi que et certains éléments de l’armée
d’Afrique à Marseille7. L’éventualité d’une révolution en France a continué ensuite d’être considérée
comme un problème militaire, a fortiori après la révolution russe de 1917, qui surgit précisément
pendant une phase de conflit. Des officiers, dont certains inspirés par Pétain, dressent des plans pour
une éventuelle action contre-insurrectionnelle8. Dans ce contexte, c’est la Coloniale blanche9 qui
paraît l’instrument le plus sûr. Pendant les années 1930, trois des meilleurs régiments d'infanterie

1 O. Le Cour Grandmaison, op. cit. p. 20.
2 Bugeaud, La Guerre des rues et des maisons, J.-.P Rocher, 1997 (manuscrit inédit).
3 O. Le Cour Grandmaison, op. cit. p. 20.
4 F. Engels, « Les journées de juin 1848 », in K. Marx, Les Luttes de classes en France, cité par O. Le Cour
Grandmaison, op. cit., p. 314.
5 Ibid.
6 « La "Coloniale" contre la "Sociale" » est le titre du dernier chapitre de O. Le Cour Grandmaison, op. cit.
7 A. Clayton, op. cit.
8 G. Vidal, « Les chefs de l’armée française face au communisme au début des années 1930 », Vingtième siècle,
Revue d’histoire n° 70, avril-juin 2001.
9 Par opposition à la Coloniale composée des « tirailleurs sénégalais ».


9 – La Coloniale contre l’ennemi intérieur
35
coloniale tiennent garnison près de Paris où certains généraux commencent à douter de la sûreté des
conscrits de l'armée métropolitaine.10 Quelques années plus tard, l’armée d’armistice pendant
l’occupation considérait que sa tâche prioritaire « était de prévenir une révolution sociale dont tous les
ingrédients étaient réunis. ‘’ L’armée d’armistice existe avant tout pour le maintien de l’ordre", écrivit le
général Huntziger dans son ordre du jour n° 2 du 25 novembre 1940. C’était un ordre de priorités sur
lequel Allemands et autorités de Vichy pouvaient s’entendre »11. A la Libération, la hiérarchie de la
nouvelle armée nationale, dont l’ossature est formée à partir de l’armée coloniale de Vichy, ne change
guère de préoccupation. En 1945, les officiers obtiennent que l’administration coloniale soit purgée
des communistes, quand bien même la presse de ces derniers ne fait pas campagne pour
l’indépendance de l’Algérie. En 1946, les généraux de Lattre de Tassigny et Beaufre intègrent dans
leur corpus doctrinal la notion de « guerre totale » du théoricien nazi Ludendorff, et notamment la lutte
contre « l’ennemi de l’intérieur ». Dans le contexte de la guerre froide, « l’anticommunisme d’un de
Gaulle ou d’un Foccart, partagé par de nombreux cadres de l’armée française, n’a pas seulement un
fondement idéologique ou politique. Il résulte aussi d’une nécessité stratégique et d’une expérience
tactique d’ordre militaire face à une menace multiforme. »12
Les grandes grèves de l’après-guerre en France ravivent encore cette peur du communisme et
confortent les convictions doctrinales des officiers. Pour ces derniers, les luttes pour l’émancipation
politique dans les colonies et les luttes sociales en France sont perçues comme les deux faces d’une
même médaille soviétique. Là encore, les troupes coloniales sont considérées comme les plus fiables
pour conjurer le péril rouge. Elles sont tenues prêtes à s’embarquer du Maroc pour la France, au cas
où les grèves prendraient une tournure insurrectionnelle. Le parti communiste ayant fait le choix de la
légalité constitutionnelle, une répression d’ampleur ne sera finalement pas mise en oeuvre, mais les
unités de tirailleurs sénégalais sont néanmoins utilisées à Nice en 1947 pour réprimer une révolte
ouvrière, puis pour travailler dans le port. A l’Assemblée nationale, Hamani Diori, élu du RDA, proteste
contre « le rôle odieux de briseurs de grève et de matraqueurs d'ouvriers français » que le
gouvernement veut leur faire jouer13. Une unité de parachutistes coloniaux sous la direction de
J. Massu est envoyée pour remplir un rôle similaire dans le Pas-de-Calais pendant la grève des
mineurs de 194814. Selon l’un de ses anciens membres, le capitaine Huitric, les premières missions du
« 11e Choc », le bras armée des services secrets, initialement constitué de parachutistes de la
Coloniale, avaient également pour objet la préparation d’un plan de maquis et de contre-guérilla en
cas d’arrivée des communistes au pouvoir15. Et c’est le colonel Foccart, le futur grand ordonnateur de
la Françafrique, qui dirige le réseau « stay behind » français16.
« L’idée qui prévaut désormais dans les cercles d’officiers est que la menace vient non
seulement de l’extérieur, mais surtout de l’intérieur du territoire. D’où la nécessité de développer des

10 Y. Benot, op. cit.
11 R. Paxton, op. cit., p. 26-27.
12 G. Périès et D. Servenay, op. cit., p. 31.
13 Y. Bénot, op. cit., p. 139. Selon Clayton, en 1900 déjà, des hommes politiques de gauche avait protesté contre
la loi portant création de l’armée coloniale, accusant le gouvernement de vouloir créer une force noire de
briseurs de grèves. A. Clayton, op. cit.
14 J. Massu, La Vraie bataille d’Alger, Plon, 1971.
15 E. Huitric, Le 11e Choc, La Pensée moderne, 1976.
16 Réseau militaire clandestin organisé par la CIA dans différents pays européens pour résister à une éventuelle
invasion soviétique ou à une prise de pouvoir par les communistes.


9 – La Coloniale contre l’ennemi intérieur
36
outils de maintien de l’ordre efficaces, pour maîtriser les mouvements sociaux "subversifs" »17.
L’armée se conçoit comme la protectrice du corps social contre les agissements de la cinquième
colonne inféodée à Moscou. Cette conception du maintien de l’ordre se combine à la notion de
« défense en surface », liée à la volonté de protéger les points sensibles du territoire (énergie,
transports, moyens de production, etc.). Dans les années qui suivent, le dispositif de « défense en
surface » élaboré va se nourrir de l’expérience coloniale. Dans l’immédiat après-guerre, on substitue
d’abord aux milices d’autodéfense de la Résistance des unités de civils réservistes, qui peuvent être
rappelés et militairement encadrés en cas de crise. Ils doivent fournir un appui précieux en matière de
maillage du territoire, de renseignement, et d’identification des subversifs en vue d’une arrestation
préventive si nécessaire. En 1956, est formalisé la « Défense intérieure du territoire » (DIT) dont « le
but est de mettre hors d'état de nuire, avant toute action illégale tout "ennemi intérieur" qui abuse de la
protection des lois de la République. »18 Le dispositif permettant d’encadrer la population repose sur
un quadrillage dit « horizontal » du territoire, découpé en zones militaires sous le commandement d'un
état-major théoriquement mixte, civil et militaire, mais sous direction d’un officier général. En cas de
crise, les militaires peuvent instaurer l’« état de siège de fait », c’est-à-dire se substituer à l’autorité
politique. Le dispositif est expérimenté depuis 1955 en Algérie : en 1959, les promotions de l’Ecole
supérieure de guerre présentes en Algérie sont rappelées à Paris pour en faire le bilan. Le document
qui en résulte, pour partie secret, présente notamment l’emploi des milices modernes que sont les
Unités Territoriales et l’Autodéfense, outils de la guerre contre-insurrectionnelle19. Sous la Ve
République, après la guerre d’Algérie, la DIT devient la « Défense opérationnelle du territoire », DOT,
toujours en vigueur. Les Unités territoriales et l’Autodéfense sont abandonnées au profit du corps de
gendarmerie, considéré comme un outil de contrôle des populations plus souple que l’armée
ordinaire, et néanmoins capable de mener des opérations armées, et plus fiable que la police20. Mais
le dispositif vise les mêmes objectifs : faire face à une menace éventuelle qu’elle soit extérieure ou
intérieure, fournir un cadre légal aux actions d’exception que l’article 16 de notre Constitution autorise,
permettre l’encadrement militaire des civils et la neutralisation des éléments jugés subversifs. « La
DOT, de plus en plus vidée de son sens initial, n’a plus pour objet que de protéger le gouvernement et
ses organes d’exécution contre la réaction populaire, et non d’opposer une barrière à l’ennemi »,
considérait un colonel cité par J. Guisnel21.
On sait que le 29 mai 1968, de Gaulle s’éclipsa brièvement pour visiter le général Massu à

17 G. Périès et D. Servenay, op. cit., p. 32.
18 Colonel Demetz, « Propos sur la DIT ». Revue Défense Nationale, octobre 1957, cité par G. Périès et D.
Servenay, op. cit., p. 33.
19 G. Périès et D. Servenay, op. cit.
20 Comme le résume caricaturalement P. Barril : « Les gendarmes sont des militaires. Ils vivent en caserne, où
le climat est sain et la mentalité rigoureuse, avec leurs familles, sous l’oeil attentif de leurs chefs. Les policiers
sont des civils. Ils n’habitent surtout pas sur leurs lieux de travail et obéissent d’abord à leurs syndicats. » in P.
Barril, Guerres secrètes à l’Elysée, 1981-1995, Albin Michel, 1996., p. 23. « A quoi tient donc la singularité
militaire du gendarme ? » s’interroge le général G. Philippot, président de la société nationale de l’histoire et du
patrimoine de la gendarmerie. « La première des différences, c’est que la "guerre" du gendarme est continue. Il
n’y a pas pour lui de temps de paix et de temps de guerre (…) La seconde, c’est qu’il (…) travaille en
permanence au milieu de la population. (…) Enfin, son but n’est pas de gagner la guerre, mais de maintenir la
paix. A ce titre, la crise est sa profonde raison d’exister, qu’il s’agisse de crise intérieure ou de crise extérieure
(…) » in Armées d’aujourd’hui n° 324, octobre 2007.
21 J. Guisnel, Les Généraux. Enquête sur le pouvoir militaire en France, La Découverte, 1990, p. 56.


9 – La Coloniale contre l’ennemi intérieur
37
Baden-Baden, en Allemagne. Il y obtiendra l’allégeance de l’armée à sa personne dans l’éventualité
d’un règlement militaire du mouvement social en cours en échange de la libération des responsables
de l’OAS qui n’avaient pas encore été amnistiés22. Une opération Stades, visant à arrêter des dizaines
de milliers de militants syndicaux et politiques aurait même été envisagée, puis repoussée23. C’est le
Service action civique (SAC)24, mis en place par Foccart après la prise de pouvoir de De Gaulle en
1958, qui en aurait été l’instrument principal avec les Comités de défense de la République (CDR), en
cas d’échec des négociations de Grenelle. Parallèlement, à partir de 1968, pour conjurer tout risque
d’insurrection de la « chienlit », le SAC, déjà composé pour partie d’anciens militaires, recrute ses
anciens adversaires, partisans de l’Algérie française, rappelle certains mercenaires envoyés en
Afrique et confie la direction du mouvement à Pierre Debizet, alors responsable de la sécurité d’Omar
Bongo au Gabon25. Foccart ne cache pas non plus que Bob Denard était venu lui proposer « ses
services sur la recommandation de Maurice Robert » et se mettre à sa « disposition pour "en finir avec
ce bazar", comme il disait »26. Denard et ses mercenaires ne seront finalement utilisés que comme
« appariteurs musclés » sur les campus27.
Après 1968, d’anciens militaires ou mercenaires formés à l’école de la guerre antisubversive,
et fournis par le SAC ou par des « sociétés de protection » qui gravitent autour de ce mouvement, ont
continué d’être utilisés comme milices patronales pour casser les grèves et les équipes syndicales
dans les grandes entreprises. « Ces hommes de main ont pour mission d’imposer la terreur aux
syndicalistes, en usant de violences sur leurs personnes, et de dissuader et briser les grèves
éventuelles, en attaquant les piquets de grève ou en passant à tabac les meneurs. Jacques Prévost,
ancien mercenaire, ancien membre de l’OAS, dirige dans les années 1970 une société de
gardiennage spécialisée dans la fourniture de milices patronales, la NOTA. Cette société se spécialise
dans le placement auprès de ses clients de faux ouvriers qui surveillent et agressent le cas échéant
les syndicalistes sur leur lieu de travail. Le directeur du personnel des usines Peugeot, le général
Feuvrier, ancien patron de la sécurité militaire en Algérie, et chargé à ce titre de la lutte contre l’OAS,
est le principal client de NOTA, qui compte pourtant, outre Prévost lui-même, de nombreux anciens de
l’OAS… »28 On peut également citer le cas de Jean-Charles Marchiani29, qui officia dans plusieurs
grandes entreprises, comme Peugeot ou Servair (une filiale d’Air France qui compta jusqu’à 7 000
salariés), « avec quelques anciens des Services et d’anciens parachutistes connus pour leurs
22 Notamment le lieutenant Alain de La Tocnaye, le général Raoul Salan et le colonel Antoine Argoud, libérés en
juillet suivant. L’allégeance de Massu est obtenue après celle des deux autres chefs opérationnels de l’armée :
les généraux Beauvallet à Metz et Hublot à Nancy , ainsi que les commandants de région de Lyon et Marseille.
Cf. Clayton, op. cit. Cf. aussi R. Kauffer, « Les soldats perdus de l’OAS » in R. Faligot et J. Guisnel (sous la
direction de), Histoire secrète de la Ve République, La Découverte, 2006.

23 Selon Libération du 25 février 1974, qui reproduit un document daté du 24 mai 1968, sur lequel figure une liste
de nom de militants visés. Mais l’authenticité de ce document comme la réalité de l’opération est contestée.
24 Organisation « à but non lucratif » au service du général de Gaulle, qui joue à la fois le rôle d’une milice antiouvrière,
d’une agence de renseignement, d’une police parallèle et d’une organisation paramilitaire. Elle trempe
dans toutes sortes de trafics en lien avec le grand banditisme et la Françafrique.
25 Cf. Association Survie (sous la direction de), Le Boom du mercenariat : défi ou fatalité ?, Supplément à
Damoclès, n° 89, 2 e trimestre 2001.
26 J. Foccart, Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, Fayard-Jeune Afrique, tome II, 1997, p. 435.
27 Xavier Renou, La Privatisation de la violence : mercenaires et sociétés militaires privées au service du
marché, Agone, 2006, p. 366.
28 X. Renou, op. cit. (d’après P. Barril, L’Enquête explosive, Flammarion, octobre 2000), p. 369.
29 Ancien agent du SDECE, futur bras droit de Charles Pasqua.


9 – La Coloniale contre l’ennemi intérieur
38
accointances avec le SAC »30. Les anciens des troupes coloniales sont très appréciées par les
dirigeants soucieux d’éradiquer les structures syndicales de leurs entreprises.
Plus généralement, les concepts de la guerre révolutionnaire ont irrigué les théories
sécuritaires actuellement en vigueur31.

30 Eric Lemasson, Marchiani, l’agent politique, Seuil, 2000, p. 101.
31 Cf. M. Rigouste, L'Ennemi intérieur : la généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France
contemporaine, La Découverte, 2009.


10 – Des indépendances sans décolonisation
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10 - Des indépendances sans décolonisation
La politique ininterrompue de répression menée par l’armée française dans les colonies
sous la IVe République visait à empêcher l’ouverture de plusieurs fronts simultanés de la même
ampleur que ceux de l’Indochine et de l’Algérie. Pourtant une partie des élites politiques et
administratives se rend progressivement compte que cette stratégie ne pourra suffire à empêcher
un embrasement généralisé si l’on s’en tient au statu quo colonial d’avant-guerre. Pour éviter de
tout perdre, on imagine de renouveler les formes de la domination sous un habillage plus libéral,
afin de préserver l'essentiel des intérêts français en Afrique, et de pouvoir également y maintenir
une présence militaire. Pour la Tunisie et le Maroc, le dénouement est plus rapide : pour sauver
l’Algérie française, on leur accorde l’indépendance dès 1956. La même année est mise en place la
loi-cadre du ministre Defferre, préparée par Messmer, qui est alors son directeur de cabinet, et
soutenue par Houphouët Boigny. Elle institue notamment le collège électoral unique et instaure
des gouvernements autonomes en AEF et en AOF, dans le cadre d'un pouvoir impérial maintenu. Il
n’est pour l’instant aucunement question d’indépendance. Mais en 1957, une première colonie
britannique, le Ghana, obtient sa liberté. Une nouvelle architecture est donc proposée l’année
suivante, et adoptée par référendum en même temps que la Ve République : la Communauté
franco-africaine, définie au titre XII de la Constitution, dont l’article 77 stipule notamment : « Le
domaine de la compétence de la Communauté comprend la politique étrangère, la défense, la
monnaie, la politique économique et financière commune ainsi que la politique des matières
premières stratégiques », et l’article 86 : « (…)un Etat membre de la Communauté peut devenir
indépendant. Il cesse de ce fait d'appartenir à la Communauté. » Seule la Guinée fait
« sécession » selon le mot de De Gaulle. Les autres pays africains sont invités plus ou moins
fermement à voter « oui », fraudes électorales, intimidations et corruption à l'appui quand c'est
nécessaire. La Communauté repose sur une architecture administrative exceptionnelle qui a été
élaborée de la manière la plus antidémocratique qui soit. Son président « formule et notifie », selon
les termes choisis par De Gaulle lui-même, des décisions qui ne sont pas mineures. Ainsi, en
matière militaire, on prolonge les dispositions de l’Union française : « L'armée chargée de la
défense et de la Communauté est une. Elle est placée sous une organisation unique de
commandement » et « à la demande d'un chef de gouvernement, des éléments de l'armée
peuvent être appelés à concourir au maintien de l'ordre public. » Autrement dit le « maintien de
l'ordre » colonial reste contrôlé par la métropole... Même en 1958, la transition vers l’émancipation
formelle des colonies est loin de faire consensus parmi les autorités françaises, si l’on en croit
Alain Plantey, l’un des principaux architectes de la Communauté. Les indépendances sont pourtant
accordées deux ans plus tard par De Gaulle, moyennant certaines dispositions qui les videront de
leur contenu. Des accords de défense et de coopération (dont le contenu est étudié plus loin)
signés en contrepartie des indépendances verrouillent le maintien d’une domination militaire
française au sein de la Communauté1, à laquelle les Etats nouvellement indépendants peuvent
continuer d’appartenir en vertu d’une modification constitutionnelle opérée en 19602. Malgré de
multiples révisions constitutionnelles depuis, la Communauté et ses dispositions relatives à la

1 Il n’y a pas que la souveraineté militaire qui échappe aux nouveaux Etats. De nombreux instruments sont
maintenus ou créés pour perpétuer une logique coloniale, en particulier dans le domaine économique par
l'instauration du franc-CFA (pour Communauté financière africaine) qui succède au franc-CFA (pour Colonies
Françaises d'Afrique).
2 Loi constitutionnelle n° 60-525 du 4 juin 1960 ten dant à compléter les dispositions du titre XXI de la
Constitution : « Un Etat membre de la Communauté peut également, par voie d'accords, devenir
indépendant sans cesser de ce fait d'appartenir à la Communauté. »


10 – Des indépendances sans décolonisation
40
défense commune ne seront abrogés qu’en 19953.
Enfin, pour plus de précautions, les indépendances sont confiées à des hommes de
confiance, respectueux du maintien des intérêts français. La répression des mouvements de
masse, évoquée dans les chapitres précédents, vise à briser les organisations opposées au
colonialisme, et à les priver de leurs cadres militants. La politique de terreur et la corruption
permettent aussi de retourner certains leaders influents, comme Houphouët-Boigny en Côte
d'Ivoire, et de s'assurer de leur fidélité4. Quant à ceux qui s’obstinent, ils font l’objet d’une
élimination pure et simple par les services secrets français, qui multiplient les opérations dites
« homo », pour « homicide ». Ainsi, pendant la guerre d'Algérie, l'organisation « La Main rouge »
sert de couverture au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE)5
pour éliminer, entre autres, les soutiens du FLN. Rien qu'en 1960, Constantin Melnik, alors
coordinateur du renseignement auprès de Messmer, ministre des Armées, confessera
135 opérations6. Les agents sont puisés dans le 11e Choc, le bras armé des services secrets,
composé de militaires de la Coloniale. Sont ainsi éliminés des leaders de premier plan, juste avant
ou juste après les indépendances, comme le Tunisien Ferhat Hached, assassiné en 1952, les
Camerounais Daniel Um Nyobé, tombé au maquis en 1958 ou Félix Moumié, empoisonné en 1960
à Genève, le Marocain Ben Barka, enlevé à Paris en 1965, le Tchadien Outel Bono, éliminé en
1973 à Paris7… « La décolonisation du Cameroun sera aussi atypique que sa colonisation : la
France accordera l'indépendance à ceux qui la réclamaient le moins, après avoir éliminé
politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus d'intransigeance », relate P.
Messmer, qui fut l’un des principaux artisans de cette politique8. Le cas du Cameroun n’est
malheureusement pas une exception. En Côte d’Ivoire, Houphouët ne réclamait pas non plus
l’indépendance. Au Gabon, Léon M’Ba militait en faveur de la départementalisation de son pays.
Au Mali, de Gaulle affirme au sujet du transfert de souveraineté : « Comme cette transformation
est de droit, qu'elle ne comporte pour nous aucun dommage, qu'elle ne fait que modifier la forme
et nullement changer le fond de la solidarité franco-africaine, nous l'acceptons volontiers »9.
Pour accorder l’indépendance à l'Algérie, de Gaulle attendra encore jusqu'en 1962, le
temps de reprendre en main une armée coloniale qui y est viscéralement hostile10. Si les accords
d'Evian définissent des conditions néocoloniales encore plus sévères que pour les pays d'Afrique
noire, celles-ci ne seront toutefois pas appliquées intégralement.
Afin que les dirigeants choisis puissent continuer à lutter contre la « subversion », les
Constitutions africaines sont rédigées par des juristes français sur le modèle de la Ve République.
Notre Constitution est en effet pourvue d’un fameux article 16, voulu par De Gaulle, qui permet au

3 Remplacée en 1998 par une disposition relative à la Nouvelle-Calédonie.
4 « La mise au pas des syndicats eut lieu en 1959, donc avant l'indépendance. Je ne m'y opposai pas parce
qu'il s'agissait d'une affaire intérieure à la Côte d'Ivoire », explique par exemple cyniquement P. Messmer,
op. cit.
5 Le SDECE est devenu la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) en 1982.
6 « La Main rouge, "machine à tuer" des services secrets », par Roger Faligot, in R. Faligot et J. Guisnel, op.
cit.
7 Pour le récit détaillé de certains de ces crimes, lire F.-X. Verschave, La Françafrique, le plus long scandale
de la République, Stock, 1998.
8 P. Messmer, op. cit., p. 115.
9 De Gaulle, Mémoires d'espoir : le renouveau (1958-1962), Plon, 1970, p. 73.
10 Mais aussi pour obtenir un meilleur rapport de force militaire vis-à-vis du FLN, pour s’assurer de négocier
avec les moins intransigeants de ses membres, et pour ne pas donner l'impression d'une victoire de la
gauche.


10 – Des indépendances sans décolonisation
41
Président d’exercer des « pouvoirs exceptionnels » si les institutions ou le territoire sont menacés
« d’une manière grave et immédiate ». Si l’éventualité d’une dictature est ainsi prévue par la
Constitution française, son exercice est néanmoins subordonné, dans le texte, au respect de
quelques minces garde-fou11. Les copies africaines, en revanche, ne s’embarrassent pas de tels
détails : les hommes placés par la France à la tête des nouveaux Etats se voient dotés d’une
caution juridique pour l’exercice ordinaire des pouvoirs exceptionnels et du recours aux forces
armées pour la répression12. Quoi de plus naturel pour des chefs d'Etat qui restent encadrés par
l’armée française, quand ils ne sont pas tout simplement issus de ses rangs ?
Réseaux françafricains
De Gaulle charge Foccart13 d'encadrer au mieux les dirigeants des pays nouvellement
indépendants. Les « réseaux Foccart », qui se confondent initialement avec le SDECE14, courtcircuitent
les hiérarchies et les procédures diplomatiques officielles, pour relier directement la
cellule africaine de l'Elysée aux présidences africaines. En mars 1959, le colonel Maurice Robert
est placé à la tête du service Afrique du SDECE, qui fonctionne de manière autonome et en lien
direct avec l'Elysée. A la demande de Foccart, il met en place une hiérarchie parallèle aux services
officiels, les Postes de liaison et de renseignement (PLR), implantées dans chaque capitale, pour
« recueillir des informations utiles à la stabilité politique de ces Etats et à la sauvegarde des
intérêts de la France »15, mais aussi pour mener des opérations clandestines en principe interdites
par les nouveaux accords de coopération16. « Le PLR est un homme du SDECE, dont le rôle est à
la fois de former les services secrets locaux et de surveiller les activités du Président local auquel il
a accès 24h/24. »17 Les services secrets gèrent aussi un réseau d’agents dormants et
d’opérationnels sous couverture (réseau Jimbo18) visant notamment à contrôler la vie politique du
pays. Les services secrets conseillent le clan au pouvoir, mais parfois aussi certains opposants, en
vertu du principe selon lequel il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier.
Tout naturellement, l'ossature des réseaux Foccart est constituée des officiers coloniaux
qui ont été en charge des guerres et répressions coloniales, dont certains des principaux ténors de

11 Les pouvoirs exceptionnels ne peuvent être exercés qu’en cas d’interruption « du fonctionnement régulier
des pouvoirs publics constitutionnels », après consultation du Premier ministre, des présidents des
assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Le Parlement ne peut être dissout et se réunit de plein
droit. L’abrogation de l’article 16 était en 1981 l’une des 110 propositions, oubliée depuis, du candidat
Mitterrand.
12 A titre d’exemple, l’usage quasi sans discontinuité de l’état d’exception au Cameroun entre 1959 et 1970 a
été étudié par Abel Eyinga, « Aperçu de l’appareil juridique d’une dictature fasciste francophile d’Afrique
noire », Peuples noirs peuples africains n° 2 année 1978 (cf. http://mongobeti.arts.uwa.edu.au/). Cf. aussi
Mandat d'arrêt pour cause d'élections, L'Harmattan, 1978.
13 Foccart fut le bras droit de De Gaulle pour la gestion occulte des « affaires africaines ». Secrétaire général
à la présidence de la République pour les Affaires africaines et malgaches, après avoir été celui de la
Communauté, ancien du Bureau central de renseignement et d’action (BRCA) pendant la Seconde Guerre
mondiale, c’est également lui qui supervisait les services secrets pour le compte du président.
14 Lorsque les services secrets sont réorganisés, sous Pompidou puis Giscard, les réseaux Foccart se
maintiennent (au sein de la société Elf principalement) et fonctionnent parfois en complémentarité ou en
parallèle des services officiels.
15 M. Robert et A. Renault, Maurice Robert, ministre de l'afrique ; itineraire d'un homme de l'ombre ;
entretiens avec André Renault, Seuil, 2004., p. 115.
16 Ibid.
17 D. Servenay, « Les accords secrets avec l’Afrique : encore d'époque ? », Rue 89, 26 juillet 2007.
18 R. Faligot, « 1959 : le réseau Jimbo, arme clandestine des services secrets français » in R. Faligot et J.
Guisnel, op. cit.


10 – Des indépendances sans décolonisation
42
la guerre anti-subversive ainsi recyclés19. Moyennant quelques aménagements, tous les
présidents français successifs ont maintenu un lien direct entre la cellule Afrique de l’Elysée et les
potentats africains « amis de la France », lesquels restent entourés de conseillers juridiques et
militaires, à l’influence plus ou moins prononcée selon le degré de tutelle conservé par l’ancienne
métropole. Ainsi, par exemple au Centrafrique, c'est de fait le colonel Jean-Claude Mantion, officier
de la DGSE20 surnommé le « Proconsul », qui a gouverné le pays de 1980 à 1993, surveillant
notamment de près l'exploitation des mines de diamants21, pour le compte du président David
Dacko d’abord, rapidement remplacé par André Kolingba22. Son rôle dépassait même les
frontières du pays, puisqu’il a été chargé de gérer certaines alliances régionales en Afrique
centrale. Au Tchad, de 1969 à 1972, c’est le général Cortadellas, affublé du titre de « délégué
militaire de la France » créé pour la circonstance qui est « le véritable maître du pays »23. En 1990,
c'est le colonel de la DGSE Paul Fontbonne qui a cornaqué la prise de pouvoir d'Idriss Deby. Au
Togo, le lieutenant-colonel Benoit responsable local de la DGSE a officié du début des années
1960, jusqu'en 2005 : un record de longévité. Certains, comme le général Jeannou Lacaze, ancien
chef d'état-major des armées sous Mitterrand, ancien officier de la DGSE, ont même conseillé
simultanément plusieurs chefs d'Etat (Félix Houphouët-Boigny, Mobutu Sese Seko, Etienne
Eyadéma Gnassingbé, Idriss Déby, Joseph Kabila...) d'abord officiellement, puis à titre « privé ».
Si des chefs d’Etats se montrent rétifs à cette nouvelle forme de tutelle, s’ils ne défendent
pas suffisamment les intérêts français ou s’opposent à la présence militaire tricolore, les réseaux
françafricains assurent leur soutien à des militaires « francophiles » qui ont tôt fait de les éliminer
et de prendre leur place : ainsi le président togolais Olympio tué en 1963 sur ordre de Foccart par
le sergent-chef Eyadéma, ou encore Thomas Sankara abattu en 1987 et remplacé par Blaise
Compaoré24. Des dictateurs un temps choyés peuvent également être « lâchés » s’ils se rebellent
où sont par trop discrédités. Le Tchad et le Centrafrique sont les exemples les plus caricaturaux de
cette politique de coups d’Etats à répétition depuis les indépendances.

19 Ainsi, par exemple, le colonel Bouteiller placé en Mauritanie est secondé par le capitaine Paul-Alain Léger,
spécialiste de la guerre psychologique en Algérie
20 Direction générale de la sécurité extérieure, service secret qui a succédé au SDECE en 1982.
21 Certaines zones d'extraction minière étaient même classées « zone d'activité militaire » et exclusivement
occupées par l'armée française.
22 Cf. International Crisis Group, « République centrafricaine : anatomie d’un Etat fantôme », Rapport Afrique
n° 136, 13 décembre 2007.
23 J. de la Guérivière, Les Fous d’Afrique, Seuil, 2001.
24 Cf. F.-X. Verschave, op. cit. et F.-X. Verschave, Noir Silence, qui arrêtera la Françafrique ?, Les Arènes,
2000.


11 – Les filiales de l’armée française
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11 – Les filiales de l’armée française
Les interventions armées et le maintien de troupes prépositionnées en Afrique sont les
moyens les plus visibles de la domination militaire que la France exerce sur ses anciennes
colonies. Le troisième pilier du dispositif mis en place au moment des indépendances est plus
discret : il s’agit de la coopération militaire, principalement sous la forme dite de l’aide militaire
technique (AMT).
En 1960, les Etats nouvellement indépendants doivent se doter d’armées nationales.
Celles-ci sont d’abord constituées à partir des colonisés qui servaient dans l’armée coloniale
française. On a vu que ces derniers pouvaient accéder au rang d'officier, mais en proportion plus
réduite que les militaires français, et à des grades inférieurs. En 1950, on compte seulement
1 colonel, 3 commandants, 3 capitaines, 59 lieutenants et sous-lieutenants en Afrique
francophone, et, en 1960, seulement 4 colonels, 6 commandants, 31 capitaines et 157 lieutenants
africains1. Le nombre d'officiers et de sous-officiers africains reste donc très insuffisant pour
encadrer les nouvelles armées. Un plan de formation accéléré, baptisé « Plan raisonnable », est
donc mis en oeuvre par la France, qui ouvre alors les portes de ses écoles militaires à de
nombreux Africains. Ce plan ne vise qu’à doter les armées africaines d’effectifs modestes, puisque
c'est l'armée française qui entend continuer à assurer la sécurité de ses anciennes colonies. Il a
surtout pour but de continuer à exercer une influence forte sur les militaires africains. Ces
nouvelles armées sont constituées sur le modèle de l’armée française, dont elles constituent un
prolongement organique. Les accords militaires conclus en échange des indépendances assurent
à l’ancienne métropole le monopole en matière de formation militaire mais aussi de fourniture de
matériel et d'équipement2. La France ne se contente pas de former les officiers africains, elle
détache également ses propres cadres militaires pour occuper des postes de commandement
direct au sein des armées africaines. Cette pratique est nommée « coopération de substitution ».
En cas de crise, les officiers français dirigent les états-majors africains, de manière officielle si un
accord de défense existe, de manière officieuse s'il n'existe pas.
Jusqu’en 1998, la coopération militaire française avec l’Afrique est gérée par une Mission
militaire de coopération (MMC), rattachée en 1965 au cabinet du ministère de la Coopération
(alors que la coopération militaire avec les autres pays du monde est gérée par une institution
distincte : la Sous-Direction de l’assistance militaire (SAM)). Le ministère de la Coopération, mis en
place en 1961, à l'initiative de Jacques Foccart, est en quelque sorte le ministère des Néocolonies.
Le ministre de la Coopération, pour reprendre une formule d'André Dumoulin est « mis
sous tutelle, sous influence, ou plus généralement complice des analyses menées à la cellule
africaine de l'Elysée »3. En effet, les officiers africains jouent un rôle politique majeur dans les pays
du « pré carré » et parfois exercent directement le pouvoir : la coopération militaire française n’est
donc pas qu’une affaire technique. Elle est très largement contrôlée par les officiers des Troupes
de marine, d’où sont généralement issus les généraux qui dirigent la Mission militaire de
coopération, mais aussi les cadres et autres coopérants militaires, qui y voient la continuation
naturelle de la politique des tirailleurs indigènes.

1 D. Bangoura, « Les armées africaines face au défi démocratique », Géopolitique africaine n° 5, 2002.
2 Ainsi, par exemple, Madagascar ou le Gabon s’engagent « à ne faire appel qu'à la République française
pour la formation de ces cadres », et la République de Haute-Volta (Burkina) « s’adressera en priorité à la
République française pour l’entretien et le renouvellement des matériels et équipements de ses forces
armées ».
3 A. Dumoulin, La France militaire et l’Afrique. Coopération et interventions : un état des lieux, GRIPComplexe,
Bruxelles, 1997, p. 53.


11 – Les filiales de l’armée française
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Des armées africaines pour quoi faire ?
En 1990, seules les armées algériennes et marocaines disposaient de réels moyens
militaires en Afrique francophone. Les autres étaient « peu performantes, modestes (...) parfois
tout juste de parade, incapables de mener à terme un combat. »4 Ainsi, malgré une coopération
entretenue avec de multiples pays (la France, la Belgique, l’Égypte, le Maroc, la Chine populaire
ou la Corée du Nord), l'armée zaïroise s'est toujours montrée plus apte à piller qu'à combattre, et
n’a été que de peu d’efficacité pour empêcher la chute de Mobutu en 1997. Encore aujourd’hui, les
armées centrafricaine et tchadienne donnent dans le même registre et ne seraient que de peu
d'utilité sans l'armée française. Cette faiblesse militaire des armées africaines ne découle
malheureusement pas de conceptions pacifistes de leurs dirigeants. Dans la mesure où la France
entend continuer à gérer les questions de défense au sein de son « pré carré » après 1960, elle ne
forme pas de véritables armées, susceptibles de conduire des opérations militaires de manière
autonome. La formation « s'appuie sur des scénarios proches, entre autres, de la projection de
Forces françaises en Afrique dans le cadre d'accords de défense »5, scénarios dans lesquels les
armées africaines continuent à ne jouer qu'un rôle auxiliaire.
Comme l’observe D. Bangoura, les lois qui portent création de ces forces armées leur
assignent officiellement comme mission première la défense de la nation, et accessoirement le
maintien de l’ordre intérieur. Dans la pratique, cette hiérarchie est inversée6. Ces armées « sont
rapidement orientées par les nouveaux chefs d’Etat vers une fonction politique, contrairement au
principe de neutralité » et des missions « en réalité répressives, à l’encontre des forces politiques
et sociales supposées ou dites d’opposition »7. Ces missions font partie intégrante de la formation
dispensée par les instructeurs militaires français. Et quelle meilleure doctrine pour le maintien de
l’ordre que les principes de la guerre antisubversive dont l’armée coloniale française s’était fait une
spécialité ? On a vu que ses plus zélés promoteurs avaient été écartés d’Algérie par de Gaulle, et
en fait pour partie recyclés en Afrique noire. La doctrine officiellement bannie de l'enseignement
militaire métropolitain à partir de 1961, trouve une seconde vie dans le cadre de la coopération
militaire française en Afrique. Peu coûteuse en hommes et en matériel, elle apparaît comme
l'instrument idéal du système de domination néocolonial que l’on met en place.
Gabriel Périès8, qui a étudié les mémoires des stagiaires africains reçus à l'Ecole supérieur
de guerre française au début des années soixante, rapporte que l'enseignement militaire dispensé
est fortement politisé, et marqué par la crainte permanente de la menace communiste et de toutes
les formes de « subversion ». Sont à ce titre considérés comme des ennemis potentiels des
catégories aussi diverses que les ethnies minoritaires, le prolétariat urbain ou rural, les
syndicalistes, les élites traditionnelles, la jeunesse intellectuelle, les mouvements « extrémistes »
de gauche, les partis d'opposition généralement clandestins, et bien entendu tout ce qui s'oppose
au maintien des intérêts français ou qui, dans le cadre de la guerre froide, est étiqueté, à tort ou à
raison, « communiste ». La doctrine de la « guerre révolutionnaire » est également séduisante aux
yeux des officiers africains pour la raison qu’elle confère à l’armée un rôle qui dépasse les

4 Bangoura, article cité.
5 A. Dumoulin, op. cit., p. 33.
6 Et ce même pour les pays considérés comme des « modèles » positifs : ainsi en mai 1968 au Sénégal
l’armée de Léopold Sedar Senghor a-t-elle interné près de 600 étudiants dans un camp militaire pour briser
la contestation.
7 D. Bangoura, article cité.
8 G. Périès et D. Servenay, op. cit.


11 – Les filiales de l’armée française
45
attributions ordinaires des militaires.
Pour faire face à l'« ennemi intérieur », on enseigne les méthodes éprouvées en Algérie et
au Cameroun : techniques de la guérilla et de la contre-guérilla en brousse, rétablissement de
l'ordre en centre urbain, quadrillage sécuritaire du pays et de la population, superposition d'une
hiérarchie militaire à une hiérarchie administrative civile, guerre psychologique, renseignement,
fichage, délation, « disparitions », etc. La formation n’était pas que théorique. On a déjà mentionné
le cas du Cameroun. De même, au Tchad, entre 1969 et 1972, les troupes françaises et l'armée
tchadienne mènent conjointement « une lutte antiguérilla, comparable à celle que menaient les
armées françaises en Algérie », traquant les rebelles en hélicoptère, ou organisant des « milices
villageoises » pour assurer « la sécurité des zones "pacifiées" »9.
Au service de cette mission de « maintien de l’ordre », on forme également, à côté des
troupes ordinaires, des forces spéciales, des services secrets, voire des milices. C'est au
Cameroun que sont expérimentés ces premiers outils de répression, contre les forces de l'UPC et
plus largement contre tous les opposants au régime d'Ahidjo, l’homme de la France. Dès que le
secteur Afrique du SDECE est créé par Foccart, et confié à Maurice Robert, une filiale
camerounaise est installée sur le même modèle : le SEDOC (Service des études et de la
documentation, plus tard rebaptisé sous d’autres appellations), police politique qui fait du
renseignement à la manière de l’armée française en Algérie. Au Gabon, Georges Conan, d’abord
passé au Cameroun, organise la police politique tandis qu’un ancien inspecteur de la DST, André
Casimir, est en charge de la filiale gabonaise du SDECE, le CEDOC. En 1964, après la tentative
de putsch d’une partie de l’armée contre Léon M’Ba, les services français créent la première
Garde présidentielle, cofinancée par Elf et dirigée par le capitaine Robert Maloubier, nageur de
combat et réserviste du Service action du SDECE. On y recase d’ailleurs quelques officiers trop
proches de l’OAS. Les mêmes dispositifs sont également installés dans toutes les néo-colonies
françaises : Gardes présidentielles, services secrets et polices politiques sous la tutelle des
conseillers militaires dépêchés par Foccart. En Côte d'Ivoire, c'est par exemple René Bichelot,
ancien du Service action de la DGSE qui parraine les services secrets ivoiriens. Au Tchad, c'est le
colonel Camille Gourvenec qui devient le conseiller spécial de Tombalbaye, après avoir pris part à
la guerre d'Algérie. Il commande également la Garde Nationale et dirige le CCER (Centre de
coordination et d'exploitation des renseignements), également formé sur le modèle du SEDOC.
Etc.
Depuis cette époque, la coopération militaire française s’est trouvé à de multiples reprises,
et pour ainsi dire sans discontinuer, en situation de complicité, tantôt active, tantôt passive, face
aux exactions, crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par les forces militaires ou
paramilitaires qu’elle formait. Ainsi au Burundi en 1972, alors que l’entreprise d’extermination
systématique des Hutus lettrés conduit la diplomatie belge à prendre certaines mesures de
rétorsion, celles-ci sont condamnées par Foccart et la coopération française en profite pour
prendre la relève de la coopération belge. Certains pilotes d’hélicoptères français auraient même
participé directement au mitraillage des populations civiles10.

9 Cl. d’Abzac-Epezy, chargé de recherche au CEHD et J. Lespinois, chargé de recherches au Service
Historique de l’armée de l’air, « Les interventions militaires françaises en Afrique des années 1970 aux
années 1990 : l’exemple du Tchad. » in P. Pascallon (sous la direction de), La Politique de sécurité de la
France en Afrique, L’Harmattan, 2004.
10 J.-P. Chrétien et J.-F. Dupaquier, Burundi 1972. Au bord des génocides, Karthala, 2007. L’accusation de
complicité est rapportée par L’Express du 5 juin 1972 et démentie officiellement par Foccart. Selon un
rapport de l’ambassade de France, les pilotes français ne participaient pas aux missions qui « auraient un
caractère militaire proprement dit ». Mais l’ambassadeur belge rapporte que les deux hélicoptères burundais


11 – Les filiales de l’armée française
46
Très tôt, l'accent est également mis sur le développement de gendarmeries africaines
comme outils de contrôle des populations, qui présentent l'avantage de jouer à la fois un rôle de
police, de renseignement, et de pouvoir le cas échéant « monter en force », c'est-à-dire recourir à
des moyens militaires. Ainsi, au Cameroun, en 1958, ce sont les officiers de la gendarmerie qui
commandent les patrouilles de garde et un officier supérieur de la gendarmerie est responsable du
renseignement. Plus tard, le lieutenant-colonel Maîtrier, qui commanda au Cameroun des pelotons
de chasse contre les insurgés de l'UPC, est chargé, fort de son expérience, de diriger la
gendarmerie gabonaise11. L’importance de la gendarmerie au sein de la coopération militaire
française et son rôle en matière d’aide au maintien de l’ordre n’ont jamais été remis en cause. Le
GIGN a, par exemple, formé la Garde présidentielle du dictateur rwandais Habyarimana avant le
génocide des Tutsi de 1994.
dotés de mitrailleuses effectuent leurs missions ensemble, alors que les Burundais ne disposent alors que
d'un seul pilote…

11 C'est également lui qui supervisa au Togo le coup d’Etat contre le président Olympio en 1963 par
Eyadéma.


12 – Les filiales de l’armée française
47
12 – Les hommes de l’armée française
La première formation reçue par les futurs officiers africains est généralement dispensée
dans l’une des écoles des enfants de troupes, comme celle de Saint-Louis, au Sénégal, qui
devient en 1953 l'Ecole militaire préparatoire africaine. Avant les indépendances, rares sont ceux
qui accèdent ensuite à Saint-Cyr, ouverte aux Nord-Africains à partir de 1946. Certains sont
envoyés à Cherchell en Algérie, mais le plus souvent à Fréjus où est créée à partir de 1956 une
Ecole de formation des officiers ressortissants des territoires d'outre-mer (EFORTOM) destinée en
priorité aux Africains. Le nombre de stagiaires africains admis en France progresse de 1000 à plus
de 2000 hommes par an entre 1960 et 19901. 47 000 stagiaires africains et malgaches auraient été
formés par la France des indépendances à 19972. Les officiers occupant les plus hautes fonctions
sont reçus à l’Ecole supérieure de guerre, intégrée en 1993 au Collège interarmées de défense
(CID)3. Les écoles militaires françaises accueillent volontiers les fils de dictateurs, quand bien
même ils n'ont pas le niveau requis, au cas où ils seraient amenés, moeurs monarchiques obligent,
à succéder à leur père. Ce dispositif a en effet pour objectif avoué de maintenir une influence sur
les armées africaines, exercée au plus haut niveau de leur hiérarchie militaire. Il crée des « liens
privilégiés », et un « climat d'estime et de confiance réciproque »4. « Lorsque nous allons en poste
ou en mission en Afrique, explique ainsi l’un d’entre eux, nous retrouvons souvent d’anciens
camarades (…) J’étais dans la même promotion que le chef d’état-major ivoirien et à l’école de
guerre avec le Président du Tchad. Ça permet d’aplanir quelques difficultés… »5. Cela permet
accessoirement de sélectionner des hommes de confiance qui peuvent être portés au pouvoir,
moyennant une aide plus ou moins directe. « Les armées nationales, encadrées lors de leur
création par des officiers africains qui avaient fait carrière dans l'armée française, donnèrent la
priorité aux troupes d'élite, parachutistes et commandos, fer de lance de tous les putschs »,
explique P. Messmer, qui omet de signaler la continuation de l’influence française dans ce choix6.
L’armée française peut ainsi s’enorgueillir d’avoir formé en son sein une collection impressionnante
de putschistes et de dictateurs africains.
Citons les principaux, par ordre géographique, d’ouest en est et du nord au sud :
En Tunisie, avant de progresser au sein de l’appareil sécuritaire de son pays, le futur
dictateur Zine el-Abidine Ben Ali a commencé sa carrière militaire à Saint-Cyr, puis à l'école
d'application de l'artillerie de Châlons-sur-Marne. Il a ensuite poursuivi sa formation aux Etats-Unis
notamment à l'Ecole supérieure de renseignement et de sécurité.
Le colonel Ould Taya qui règne de 1984 à 2005 sur la Mauritanie est stagiaire de l’Ecole
supérieure de guerre en 1974-1975 avant de devenir chef d’état-major adjoint dans son pays.
Au Mali, le général dictateur Moussa Traoré, qui a renversé Modibo Keita en 1968, a
commencé sa formation à l'Ecole des enfants de troupe, puis à l'Ecole préparatoire des officiers

1 D. Bangoura, op. cit.
2 A. Dumoulin, op. cit.
3 « Le CID constitue l’un des pôles d’excellence de l’enseignement militaire supérieur français. Il délivre aux
meilleurs officiers supérieurs des armées françaises et étrangères un enseignement de haut niveau, très
diversifié, axé sur les opérations interarmées, les relations internationales et la préparation de l’avenir. » in
Armées d’aujourd’hui n° 324, octobre 2007.
4 Général Salaun, Science et vie n° 157 hors série, cité par A. Dumoulin, op. cit.
5 Général Emmanuel de Richoufftz de Manin de retour de Côte d’Ivoire où il était chef adjoint de Licorne,
rapporté par Libération du 17 février 2004.
6 P. Messmer, op. cit. p. 282.


12 – Les filiales de l’armée française
48
d'outre-mer, avant de revenir comme aspirant au pays en 1961. Le colonel Amadou Toumani Touré
qui le renverse en 1991 est un ancien parachutiste, formé au Centre national d'entraînement
commando (CNEC), et passé par l'Ecole supérieure de guerre à Paris en 1989-1990. Il dirigeait la
garde présidentielle au moment du putsch. Il a ensuite remis le pouvoir aux civils en 1992, avant
de revenir démocratiquement au pouvoir en 2002, et de s'y maintenir un peu moins
démocratiquement jusqu'à aujourd'hui.
Au Niger, le lieutenant-colonel Seyni Kountché qui renverse Hamani Diori en 1974, pour
diriger le pays d’une main de fer jusqu’à sa mort en 1987, a été formé à l'Ecole des enfants de
troupe à Saint-Louis, avant de participer à la guerre d'Indochine puis à celle d'Algérie. Il suit l'Ecole
de formation des officiers à Paris et devient sous-officier des forces armées nigériennes en 1965,
puis chef d'état-major en 1973. Le colonel Ibrahim Baré Maïnassara, qui renverse en 1996
Mahamane Ousmane, élu en 1993, a suivi une formation militaire à Madagascar puis en France
avant de diriger la garde présidentielle. De 1986 à 1987, il est attaché militaire à l'ambassade du
Niger à Paris. En 1994-95, il effectue un stage au Collège interarmées de défense à Paris avant
d'être nommé, en mars 1995, chef d'état-major de l'armée nigérienne. Le chef de la garde
présidentielle qui lui succède après son assassinat en 1999, Daouda Mallam Wanké, a reçu une
formation dans les écoles d'application d'artillerie à Draguignan et d'infanterie à Montpellier entre
1983 et 1990.
Pour le Tchad, on n’a pas retrouvé l’itinéraire précis du général Félix Malloum, chef d’Etat
de 1975 à 1979, mais il ne fait guère de doute qu’il a dû faire ses classes dans l’armée française,
de même qu’Hissène Habré qui a renversé Goukouni Oueddeï en 1982 et saigné son pays
jusqu’en 1990. Habré serait un ancien agent des services secrets français7. Idriss Déby, qui l’a
renversé en 1990 et s’éternise aujourd’hui au pouvoir est passé par l’Ecole supérieure de guerre
interarmées en 1986-1987 avant de devenir le conseiller militaire d’Hissène Habré. Il avait
antérieurement obtenu son diplôme de pilote et de parachutiste à l'institut aéronautique d'Armaury
la Grange de Hazebrouck en 1979.
En Guinée, Lansana Conté qui prend le pouvoir par un putsch en 1984 après la mort de
Sékou Touré, et ne l’a pas lâché depuis, a le parcours classique : Ecole des enfants de troupes de
Bingerville (Côte d'Ivoire) puis vétéran des guerres d'Indochine et d'Algérie. Il ne suivra toutefois
pas de stage militaire en France par la suite en raison des ruptures diplomatiques entre la Guinée
et la France sous Sékou Touré.
En Côte d'Ivoire, le général Robert Gueï qui a renversé Bédié fin 1999, est un ancien de
Saint-Cyr et de l’Ecole de guerre, bien connu du sérail militaire tricolore, comme de nombreux
autres officiers importants de Côte d’Ivoire.
Au Burkina, le colonel Sangoulé Lamizana, qui prend le pouvoir après un soulèvement
populaire qui a conduit à la démission de Maurice Yaméogo en 1966, est un ancien élève de
l'Ecole des officiers africains à Saint-Louis, il est incorporé le 18 janvier 1936 dans l’armée
française comme « tirailleur sénégalais ». Il gravit les différents grades de l’armée française au
sein de laquelle il combat en Indochine et en Algérie, avant de créer, avec d’autres officiers au
parcours similaire, l’armée nationale de Haute-Volta. Le colonel Saye Zerbo qui le renverse en
1980 a également combattu en Indochine et en Algérie avant de faire l'Ecole supérieure de guerre
de Paris. Blaise Compaoré qui prend le pouvoir après l'assassinat de Sankara en 1987, a été

7 R. Faligot et P. Kropp, La Piscine. Les services secrets 1944-1984, Seuil, 1985. Ce point est contesté par
Robert Buijtenhuijs in Le Frolinat et les guerres civiles du Tchad (1977-1984), la révolution introuvable,
Karthala, 1987.


12 – Les filiales de l’armée française
49
formé à l'école d'infanterie de Montpellier en 1975-1976, avant un stage dans les troupes
aéroportées en 1977 et un stage de perfectionnement d’officier parachutiste à Pau en 1982.
Au Togo, Gnassingbe Eyadéma, qui assassine sur ordre de Foccart le Président Olympio
en 1963 avant de lui succéder jusqu’en 2005, a été recruté dans les rangs de l'armée coloniale
française en 1954. Envoyé en Indochine puis en Algérie, il atteint le grade de sergent à la fin de la
guerre.
Au Bénin, Mathieu Kérékou, au pouvoir de 1972 à 1991, puis de 1996 à 2005 a été formé
au sein des enfants de troupe, puis après un passage dans différents pays africains, a ensuite été
formé à Fréjus, Saint-Maixent et Montpellier en France.
Au Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa qui a renversé David Dacko en 1959 est un pur
produit de l’armée française. Tirailleur pendant la Seconde Guerre mondiale, il est ensuite formé à
l'Ecole militaire de Saint Louis au Sénégal, puis à Châlons-sur-Marne. Il fait l’Indochine et l’Algérie
où il obtient la croix de guerre. Il quitte l'armée française avec le grade de capitaine. François
Bozizé, qui renverse Félix Patassé en 2003 est passé par l'Ecole militaire de Fréjus, puis l'Ecole de
guerre à Paris. Son fils, qui a joué le rôle de chef d'état-major des rebelles qui ont conduit son père
au pouvoir, a également servi dans l'armée française comme sous-officier au sein du 36e régiment
parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa). Il a même défilé sur les champs Elysées le 14 juillet
1996.
Au Gabon, Albert-Bernard Bongo, au pouvoir depuis quarante et un ans, sous le nom
d’Omar Bongo depuis 1973, est un ancien sous-officier de l'armée française, passé par le Tchad et
les services secrets français.
Au Congo, le commandant Marien N'Gouabi qui renverse le capitaine Alfred Raoul en 1969
est passé par l'Ecole des enfants de troupes à Brazzaville. Remarqué pour sa participation à la
répression des maquis de l'UPC au Cameroun, il est envoyé à l'Ecole militaire préparatoire de
Strasbourg, puis à Saint-Cyr en 1961. Le colonel Yhombi-Opango qui lui succède en 1977 est
également un ancien de Saint-Cyr. Sassou N'Guesso qui prend le pouvoir en 1979, puis de
nouveau en 1997, a reçu une formation militaire à Cherchell pendant la guerre d’Algérie. Il intègre
les forces armées et le corps des parachutistes en 1964 sous les ordres de Bigeard.
Le colonel putschiste Azali qui a pris le pouvoir par un coup d'Etat aux Comores en 1999 a
été formé à l'Ecole d'infanterie de Montpellier, avant de suivre une formation à l'Institut des hautes
études de la défense nationale et une autre au Collège interarmées de défense de Paris. Enfin
Mohamed Bacar, dictateur sécessionniste de l’île d’Anjouan de 2002 à 2008, a été formé à l’école
navale de Brest en 1985. Après un passage aux Etats-Unis, il termine sa formation à Melun, à
l’Ecole de gendarmerie en 1996-1997. « Je suis un produit des écoles militaires républicaines »,
déclarait-il juste avant d’être destitué par une expédition de l’Union africaine8.
Enfin, à Madagascar, Didier Ratsiraka, au pouvoir de 1976 à 1993, puis de 1997 à 2002 est
un ancien officier de la marine française formé à l’école navale de Brest, diplômé de l'école
supérieure des transmissions, et breveté de l'Ecole supérieure de guerre navale.
Bien sûr, ces hommes, dont la liste est incomplète, n’ont pas tous été au même degré et en
permanence les instruments dociles de l’armée française. Certains, comme Kérékou ou Ratsiraka
se sont même revendiqués de la voie « socialiste » alors qu’ils étaient au pouvoir, avant de
rejoindre plus tard les rangs de la Françafrique. Par ailleurs, on n’a mentionné ici que ceux d’entre

8 « Le colonel Bacar "prêt à mourir" pour son île d’Anjouan », E. Goujon, AFP, 15 mars 2008.


12 – Les filiales de l’armée française
50
eux qui ont exercé officiellement le pouvoir. Il faudrait ajouter tous les chefs d’état-major, les
directeurs des services secrets, les chefs des gardes présidentielles qui ont, de manière moins
visible, participé à l’exercice de pouvoirs autoritaires, et ont également en commun d’avoir été
formés par l’armée française. Ainsi, en Algérie, certains des principaux généraux qui ont exercé le
pouvoir dans l’ombre depuis le coup d’Etat de 1992 (Larbi Belkheir, Mohamed Lamari, Khaled
Nezzar, "Tewfik" Médiène, Mohamed Touati…) sont issus de l’armée française et ralliés sur le tard
à la lutte du FLN au sein de l’armée des frontières. Certains auraient même vécu la bataille
d’Alger, mais du côté français. Quelques uns sont passés par l’Ecole de guerre de Paris, soit avant
l’indépendance (Lamari) soit après (Khaled Nezzar, Larbi Belkheir).
Au début des années 1980, l’Ecole supérieure de guerre de Paris formait aussi le général
Thoneste Bagosora, considéré comme le principal organisateur du génocide des Tutsi au Rwanda
en 1994. En 1989, l’Ecole de guerre accueillait Guihini Korei, le directeur de la sinistre Direction de
la documentation et de la sécurité (DDS) tchadienne. En 1993, c’était le tour du colonel
mauritanien Ould Boilil, l'un des principaux instigateurs des massacres des années 1990-1991
contre les Négro-Mauritaniens.
A Djibouti, où l’indépendance ne date que de 1977, c’est la « quasi-totalité des officiers et
des sous-officiers supérieurs des Forces armées djiboutiennes » qui ont été formés par le 5e
Régiment interarmes d’outre-mer (RIAOM), « dépositaire des traditions de toutes les unités qui se
sont succédé à Djibouti durant cent quarante ans de présence française », « ce qui vaut au
régiment d'entretenir des liens privilégiés avec ses homologues djiboutiens »9.
On n’a mentionné ici que les officiers qui avaient servi dans l’armée coloniale ou qui avaient
été formés dans les écoles militaires françaises après les indépendances. Certains ont également
été formés dans les écoles militaires africaines créées après les indépendances, mais là encore
par des instructeurs français.

9 Rapport d’information parlementaire sur « Les forces françaises de Djibouti », présenté par J.-M.
Boucheron, 21 septembre 2000.


13 – Coloniaux et pouvoir politique en France
51
13 – Coloniaux et pouvoir politique en France
En France également l’expérience coloniale a induit ou renforcé chez les militaires des
tendances à l’insubordination pouvant aller jusqu’aux tentatives de putsch.
Pendant la phase de conquête, les troupes coloniales se trouvent éloignées du pouvoir
politique, et les moyens de communication sont très lents. Par ailleurs, l’infanterie de marine, avant
1900, puis la Coloniale, ont bénéficié d’une certaine autonomie non seulement à l’égard de leurs
ministères de tutelle mais aussi vis-à-vis du reste de l’armée métropolitaine. Les officiers coloniaux
prennent donc l’habitude de prendre des initiatives sans consultation préalables de leurs
supérieurs ou du gouvernement, voire contre l’avis de ces derniers. « Je règne presque sans
contrôle. Je n'ai ni chambre pour me contrôler, ni ministre pour me conseiller ou me contrarier, et
jusqu'ici toutes les mesures que j'ai prises étaient devenues des faits accomplis quand j'en ai
rendu compte », témoigne ainsi Saint-Arnaud en Algérie1. On peut également citer l’occupation de
la Kabylie par Bugeaud contre l’avis de Guizot, la politique suivie par Faidherbe au Sénégal, peu
soucieuse des restrictions voulues par Paris, la conquête du Soudan français par le général
Archinard et l’occupation de Tombouctou par le colonel Bonnier, son successeur, l’abolition de la
monarchie malgache à l’initiative de Gallieni, ou encore l’occupation de Berguent (Ras el Aïn) au
Maroc, par Lyautey, en 1904, etc. La politique du fait accompli pratiquée par les militaires ne
s’oppose toutefois pas au projet colonial voulu par les autorités politiques : les divergences portent
davantage sur des questions de rythme ou de stratégie, que les troupes sur le terrain s’estiment
mieux à même d’apprécier. Les officiers sont rarement rappelés pour ces raisons, et jamais
sanctionnés en cas de désobéissance.
Les gouverneurs militaires, qui se retrouvent ensuite à la tête de territoires parfois
considérables, cumulent tous les pouvoirs. Même lorsqu’ils sont remplacés par des gouverneurs
civils, ils conservent un rôle politique important, ne serait-ce que parce qu’ils continuent de
commander les troupes pour briser les révoltes des colonisés. Cette influence politique s’exerce
également en métropole, car le prestige des conquêtes peut ouvrir la voie à une carrière politique,
et parce qu’il est entendu, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, que l’armée a son mot à dire sur
la politique étrangère. Non seulement les officiers, dotés de nombreux privilèges, occupent une
place importante dans la hiérarchie sociale, mais encore l’armée se conçoit sous la IIIe République
comme réalisant une union mystique avec la nation. Le service militaire obligatoire est censé jouer,
selon l’expression de Lyautey, un rôle d’« éducateur de la nation entière »2.
La Seconde Guerre mondiale pose en France la question de l’obéissance des forces

1 Cité par O. Le Cour Grandmaison, op. cit., p. 205.
2 Lyautey, Le Rôle social de l’officier, 1891. Rôle dont les militaires d’aujourd’hui gardent la nostalgie. Ainsi le
lieutenant Céline Bryon-Portet considère qu’avec la fin de la conscription, « un garde-fou de premier ordre a
été levé » contre les troubles sociaux tels que les émeutes de banlieues : « Toutes proportions gardées, l'on
peut avancer l'idée que nombre de troubles sociaux sont imputables à des lacunes dans le domaine de ce
que Friedrich Nietzsche appelait le "dressage", concept dont on a abusivement donné une interprétation
fasciste. » (« Carences institutionnelles et délitement social », Revue Défense Nationale, février 2006). Dans
le numéro de mai 2006 était publiée une réponse de Pierre Vuillaume (« Service national et crise des
banlieues »). Ce dernier récusait les amalgames simplificateurs et rappelait à la fois les mythes attachés au
service national et la caractérisation du problème des banlieues comme un problème social. Alors que le
premier article ne soulevait pas de commentaire de la rédaction, le second était accompagné de
l’avertissement suivant : « cet article n'engage que son auteur et en aucun cas l'institution qu'il sert »…


13 – Coloniaux et pouvoir politique en France
52
armées au pouvoir politique à plusieurs reprises. Juste avant que le maréchal Pétain ne prenne le
pouvoir, le général Weygand refuse de continuer la guerre en Afrique du Nord ainsi que le
souhaitait le Président du Conseil, Paul Reynaud. A l’inverse, une fois le régime collaborationniste
installé, la désobéissance est incarnée par de Gaulle et les officiers qui refusent l’armistice. Pour la
grande majorité des officiers, les forces gaullistes constituaient une intolérable remise en cause de
la discipline militaire. Même après l’invasion de la « zone libre » et la dissolution de l’armée
d’armistice, « la plupart des officiers de l’armée d’armistice estimèrent qu’ils n’avaient pas le choix.
(…) Quel officier pouvait obliger des hommes à obéir, à partir du moment où lui-même violait les
ordres reçus d’en haut ? (…) Ce n’est que le 13 novembre, après que le général [américain] Clark
eut menacé d’enfermer tous les chefs français à bord d’un bateau ancré dans le port et d’établir un
gouvernement militaire, que l’Afrique du Nord française émergea définitivement de la neutralité.
(…) En feignant d’avoir reçu l’accord confidentiel du maréchal Pétain (…), Darlan et Juin furent à
même de convaincre les officiers, après avoir réussi à surmonter leurs scrupules, que la rentrée
dans la guerre était un acte à la fois légal et honorable », écrit Paxton3. Ce dernier rappelle aussi
que c’est moins l’esprit de discipline que des considérations politiques et stratégiques qui avaient
assuré la fidélité des officiers français au régime de Vichy.
Les guerres de décolonisation, en particulier la guerre d’Algérie, constituent un autre
moment de tension forte entre pouvoir politique et autorités militaires. Selon Jean Boulègue4, la
crise algérienne fut tout à la fois le révélateur de la prégnance du militarisme au sein de l’armée,
de la cohérence de sa démarche et de ses ambitions extrêmes. Depuis la phase de la conquête
coloniale, l’abandon de prérogatives politiques à l’armée n’a jamais été si grand. « Ainsi l'armée,
après avoir accéléré la chute d'une République, pèse largement sur les premiers mois de la
suivante. En fait, jusqu'aux coups de semonce répétés de la fin de l'année 1959, l'Algérie devient
la terre promise pour les militaires qui rêvent de politique. De juin à décembre 1958, la domination
des militaires sur la conduite de la guerre en Algérie est incarnée par le cumul entre les mains du
général Salan des fonctions de commandant en chef et de ministre résident »5.
L’idée qui prévaut alors dans la hiérarchie militaire est celle d’une « obéissance sous
condition »6, c’est-à-dire d’une sorte de droit de veto contre ce qui pourrait menacer ce qu’ils
considèrent être le destin supérieur de la nation. Dans ce cas, les militaires estiment pouvoir se
réclamer d’une légitimité supérieure aux « jeux politiciens », quitte à suspendre le fonctionnement
de la démocratie. Ainsi le général Massu affirme-t-il avant d’être relevé de son commandement :
« Nous ne comprenons pas la politique du Président de Gaulle. (...) L'armée interviendra en force
si la situation le demande. »7 Ces prétentions sont justifiées par un syllogisme exprimé sous
différentes formes dans la presse militaire de l’époque : puisque la conscription est universelle,
l’armée représente le peuple et ses officiers parlent en son nom8. L’armée s’estime ainsi au-dessus
des parties, et garante des intérêts de la nation : une « vestale du culte patriotique » selon Bled,
l’organe officiel des forces françaises en Algérie, publication qui estime également que « le 13 mai

3 R. Paxton, op. cit., p. 372 et 389.
4 J. Boulègue, « De l'ordre militaire aux forces républicaines : deux siècles d'intégration de l'armée dans la
société française », in A. Thiéblemont (sous la direction de), Cultures et logiques militaires, PUF, 1999.
5 Avec le titre toutefois de « commandant en chef et délégué général » et non plus de ministre résidant.
Raphaël Branche, op. cit.
6 J. Boulègue, op. cit., d’après R. Girardet, La crise militaire française, 1945-1962, Aspects sociologiques et
idéologiques, Armand Colin, 1964.
7 Le 16 janvier 1960. Cité par Ph. Masson, Histoire de l’armée française de 1914 à nos jours, Perrin, 1999, p.
435.
8 J. Boulègue, article cité.


13 – Coloniaux et pouvoir politique en France
53
[1958], l'armée avait pris une position plus nationale que politique »9 en instaurant un « Comité de
salut public » militaire en Algérie. Certains officiers, partisans de la guerre révolutionnaire, rêvent
même d’un ordre social nouveau, dans lequel l’armée exercerait son contrôle sur la société.
On les retrouve en 1961 à l’initiative du putsch d’Alger, puis dans les rangs de l’OAS.
Certains historiens voient dans leur action un héritage indirect de la brèche ouverte dans la
discipline militaire par de Gaulle pendant la Seconde Guerre mondiale. Le général Zeller lui-même
écrivait en 1957 : « L’obéissance passive ne doit plus être évoquée ni par le pouvoir civil pour
esquiver l’avis du chef militaire, ni par le chef subordonné pour fuir ses responsabilité »10. Mais,
rappelle Paxton, « aucune filiation qui rattacherait les "coups d’Etat" militaires de 1958-1962 à la
dissidence des années 1940 ne peut être établie de façon formelle. Les officiers qui oeuvrèrent
dans les maquis se retrouvèrent dans les deux camps (…). Parmi les gaullistes de la première
heure, on peut trouver le général Jacques Massu, qui commença sa carrière comme officier des
troupes coloniales en AEF et fut assimilé par la suite au prototype même du général factieux. (…)
Parmi ceux qui avaient été en fonction, du temps du maréchal Pétain, on trouve des "dissidents"
de 1960 et 1961, comme les généraux Raoul Salan et Maurice Challe, un conciliateur comme le
général Paul Ely qui tenta d’éviter une scission au sein de l’armée, et un franc avocat du "oui" à
l’autodétermination algérienne, comme le général Béthouart, lors du référendum de janvier 1961.
Les différences d’orientation des années 1958-1962 eurent un rapport étroit avec l’âge des
protagonistes : les colonels frais émoulus des rizières du Vietnam se trouvèrent en opposition avec
des généraux dont les perspectives appartenaient à une autre époque. »11
La signification du putsch fait encore débat : les factieux auraient-ils tenté une opération
des parachutistes sur Paris pour conquérir le pouvoir, comme on le craignait alors, s’ils en avaient
eu les moyens militaires et ne s’étaient pas retrouvés confronté à la résistance des appelés ? Sans
doute la détermination de tous les acteurs n’était-elle pas identique. Toujours est-il qu’« en 1961
(...) la détérioration des relations entre civils et militaires français depuis la IIIe République, et la
transformation de la "Grande Muette" en menace contre la République dominaient alors toute la
réflexion sur l'histoire de l'armée française. »12
Le putsch de 1961 se comprend surtout à la lumière d’un autre putsch militaire, réussi
celui-là, quelques années plus tôt : celui du général de Gaulle en 1958. Le plan « résurrection »
fomenté par Foccart pour le compte du général est mis en place début mai 1958, et relayé à Alger
par Léon Delbecque. Le 9 mai, Salan affirme au président Coty qu’« on ne saurait préjuger de la
réaction de désespoir »13 de l’armée en cas d’abandon de l’Algérie française. Le 13 mai est mis en
place à Alger un Comité de salut public dont Massu assume la présidence et Trinquier le
secrétariat. Le coup d’Etat s’appuie sur la mobilisation des réseaux gaullistes et sur ceux de
l’Algérie française, dans l’armée et les services secrets. Les outils de la « guerre révolutionnaire » :
5e Bureaux, DPU, Unités territoriales, en constituent les bras armés. Dans la nuit du 13 au 14 mai,
l’Assemblée nationale refuse de céder à la pression et investit un nouveau cabinet dirigé par Pierre
Pflimlin. L’armée, qui aurait initialement souhaité la mise en place d’un gouvernement de salut
public comprenant les plus ardents défenseurs de l’Algérie française, Bidault, Morice, Duché et
Soustelle, se rallie à une option gaulliste. Le 14, Massu réclame un gouvernement de salut public
dirigé par de Gaulle. Le 15, le général Salan crie « Vive de Gaulle ! ». Le même jour, ce dernier se

9 Ibid.
10 Cité par A. Clayton, op. cit.
11 R. Paxton, op. cit., p. 456.
12 R. Paxton, op. cit., p. 16.
13 Cité par Ph. Masson, op. cit., p. 428.


13 – Coloniaux et pouvoir politique en France
54
déclare prêt à « assumer les pouvoirs de la République ». Foccart s’assure, via les généraux Petit
et Salan, de la disponibilité de deux régiments de paras en cas de troubles sur Paris, et laisse
planer via Radio Alger la menace d’un coup d’Etat militaire sur la capitale. « Il y eut bel et bien
des préparatifs (…) d’un parachutage massif sur la métropole, d’une jonction avec des
groupuscules violents – dirigés à Marseille par un certain Charles Pasqua – afin de s’emparer du
pouvoir et d’imposer la solution de Gaulle. A titre d’intimidation, les parachutistes de Thomazo sont
largués en Corse, le 24 mai. Pour la métropole, une échéance ultimatum est fixée : le 29 mai au
plus tard. »14 Face à la menace d’un coup d’Etat militaire, de Gaulle prend publiquement une
posture rassurante et se pose en homme providentiel. Le 27 mai, sans la moindre légitimité
démocratique, il annonce qu’il a déjà entrepris un processus de constitution d’un gouvernement,
en même temps qu’il se pose en interlocuteur officiel de l’armée. Les tractations politiques vont
bon train, et la chambre des députés finit par plier : le 1er juin, il est investi par 329 voix contre
22415, et se voit remettre les pleins pouvoir le lendemain. Certains historiens se demandent si la
menace militaire aurait réellement été mise à exécution en cas de refus des députés, tant ils
répugnent à qualifier de putschiste le mythique fondateur de la Ve République. L’action était prévue
pour la nuit du 29 au 30 mai. L’accord des parlementaires ayant été acquis, l’opération a été
reportée. Mais selon R. Wybot, ancien directeur de la DST, l’« ajournement [est] si rapide, (…)
qu’on ne parvient pas à prévenir tous les conjurés. Certains qui s’en tiennent à l’heure fixée,
démarrent. (…) Les avions seront rappelés en plein vol… »16.
Le cas du général de Gaulle pose d’ailleurs problème avant même le putsch de 1958.
Officiellement, il est écarté en 1946. Mais « la prétendue "traversée du désert" est en fait très
encombrée (…) à tel point que l'on peut se demander si de Gaulle a jamais réellement quitté le
pouvoir entre 1946 et 1958 », comme le rappelle Y. Benot17. Alors qu’il n’exerce plus de fonction
officielle, les généraux et certains fonctionnaires continuent de lui rendre compte et de prendre
leurs consignes auprès de lui pour tout ce qui concerne les affaires coloniales : ainsi l’amiral
d’Argenlieu au Vietnam, le général Leclerc, inspecteur des forces d’Afrique du Nord, le maréchal
Juin, résident général au Maroc ; Roland Pré, gouverneur de la Guinée ; le général Grandval,
résident général au Maroc, ou encore le haut-commissaire Messmer quand il écrase l’insurrection
de l’UPC au Cameroun. Certains représentants étrangers ne s’y trompent pas : ainsi en 1958, c’est
par de Gaulle, à Colombey, qu’est reçu l’ambassadeur de Tunisie en France après les
bombardements de l’armée française en représailles aux tirs de l’ALN basée en Tunisie. L’année
précédant le retour du général au pouvoir, le ministre de la guerre, Chaban, est même considéré
comme son représentant direct au gouvernement.

14 A. Ruscio, « Mai 1958 : un coup d’Etat... démocratique ? », site Europe solidaire sans frontière
http://www.europe-solidaire.org/, 19 avril 2008.
15 Les communistes votent contre. Les socialistes sont divisés.
16 F. Laurent , L’Orchestre noir, Stock, 1978.
17 Y. Benot, op. cit, p. 91.


14 – Pourquoi l’armée française s’accroche-t-elle à l’Afrique ?
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14 – Pourquoi l’armée française s’accroche-t-elle à l’Afrique ?
L'armée française est l'un des principaux instruments au service d’une politique qui vise au
maintien de l’ordre néocolonial mis en place à partir des années 1960. Elle assure la défense et la
protection des pays et des dirigeants vassalisés de la France, et symétriquement réprime les
mouvements ou déstabilise les régimes qui s'opposent aux intérêts de l’ex-métropole. Ces intérêts,
hérités de la période coloniale, sont d’abord économiques à commencer par ceux qui assurent
l'indépendance énergétique de la France (uranium, pétrole ou gaz obtenus à bas prix). « Nous
avons toujours défendu des intérêts économiques français en même temps qu'on défendait, si
vous voulez, la liberté d'expression des Africains », affirme cyniquement M. Robert1, responsable
du Service Afrique du SDECE. Le même explique encore : « Les pays producteurs étaient très
sollicités, courtisés par la concurrence, d'où la nécessité de ne pas relâcher la pression et de
maintenir des contacts étroits et amicaux. »2 Il s'agit aussi de garder dans l’orbite française un
certain nombre d’Etats clients, qui contribuent à lui conférer sur la scène internationale le statut
d’une grande puissance, héritage de la période coloniale. Ceux-ci constituent notamment un
réservoir de voix à l’ONU, et justifient de fait, peut-être plus encore que la possession de la bombe
atomique, qui est de plus en plus répandue, le privilège d'un poste de membre permanent au
conseil de sécurité disposant d'un droit de veto. Au plan idéologique, cette obsession de la
« grandeur » de la France qui doit maintenir son « rang », a constitué une constante des
présidents de la Ve République depuis de Gaulle, et constitue une thématique relativement
consensuelle au sein des courants politiques parlementaires. « J'en appelle à ceux qui auront
après moi la charge des affaires du pays. La France ne serait plus tout à fait elle-même aux yeux
du monde, si elle renonçait à être présente en Afrique », affirmait ainsi Mitterrand en conclusion du
discours qu’il a prononcé lors de son dernier sommet France-Afrique, en novembre 1994, à
Biarritz. Le programme du RPR à la même période mettait en garde contre le risque de « se
condamner d'une manière irréversible au cloaque des puissances moyennes »3. L’idée défendue
par Messmer en son temps, selon laquelle un pays qui possède des bases militaires est une
grande puissance, semble toujours d’actualité.
A ces motivations générales il faut en ajouter qui relèvent plus spécifiquement du domaine
militaire proprement dit. Les officiers français, au premier rang desquels ceux issus des Troupes
de marine (TDM) pèsent de tout leur poids pour le maintien de troupes et des interventions en
Afrique. L’armée constitue jusqu'à aujourd'hui le milieu social au sein duquel l'idéologie coloniale
garde le plus de vigueur, en raison des valeurs réactionnaires qui y sont véhiculées, mais
également en raison de la place que tient l’Afrique dans l’imaginaire et dans les stratégies héritées
de la Seconde Guerre mondiale. L’appel du 18 juin du général de Gaulle avait appelé à la
poursuite du combat en Afrique ; les Forces françaises libres s’étaient reconstituées à partir du
Tchad et d’autres pays de l’AEF (Congo, Cameroun, Oubangui-Chari). C’est aussi grâce à l'Afrique
noire et à l’Afrique du Nord que l'armée vichyste, ralliée sur le tard et sous la contrainte, s'est
reconstituée et a pu participer à la Libération. Après la Libération, les stratèges militaires jugent fort
probable la perspective d'une agression soviétique en Europe. A leurs yeux, l'Afrique servirait à
nouveau, dans ce cas de figure, tout à la fois de base de repli en vue d'une contre-offensive, et de

1 Bob Denard, corsaire de la République, documentaire d’Agnès et Jean-Claude Bartoll, 1994, diffusé sur la
chaîne Planète Câble le 14 décembre 1994.
2 M. Robert et A. Renault, op. cit.
3 « Avant projet de coopération pour la France », document programmatique du RPR, Paris 1993, cité par
A. Dumoulin, op. cit., p. 12.


14 – Pourquoi l’armée française s’accroche-t-elle à l’Afrique ?
56
réservoir d'hommes et de pourvoyeuse de matières premières. Selon les théories militaires
d’après-guerre, l’Afrique devait jouer ce rôle y compris dans l’hypothèse d’un conflit nucléaire qui
prendrait pour cible les positions européennes.
Ces considérations stratégiques justifient pour l’armée française de continuer à contrôler
« le maintien de l’ordre » en Afrique. Son ingérence se poursuit donc après 1960, en accord avec
les Etats-Unis, qui délèguent à la France le soin de mettre en oeuvre la politique de
« containment » (endiguement) du communisme dans son « pré carré » africain, ce qui consiste à
réprimer directement ou indirectement tous les mouvements révolutionnaires, progressistes ou
simplement nationalistes, perçus comme des agents conscients ou inconscients des visées
soviétiques.
L'Afrique constitue également, depuis le début de la période coloniale, un lieu
d'expérimentation des armes et des doctrines militaires. L'une des raisons qui explique la
continuation de la guerre d'Algérie malgré la conversion de De Gaulle à l'idée d'indépendance,
c'est la volonté d’obtenir des garanties concernant la poursuite des essais nucléaires, lesquels ne
prendront fin qu’en 19654. Moins connu, un centre français d’expérimentation des armes
chimiques a également continué à fonctionner sur la base de B2-Namous, au nord du Sahara,
jusqu'en 19785. Dans un autre registre, le Rwanda a constitué, pour certains officiers des Troupes
de marine dans les années 1990, le laboratoire d'expérimentation d'une forme actualisée de la
guerre révolutionnaire. Enfin les bases militaires françaises en Afrique constituent des terrains
d’entraînement et de formation jugés très précieux par les militaires.

4 « Selon des chercheurs algériens, 17 essais nucléaires au total ont été menés par la France au Sahara,
dont 4 à Reggane, entre 1960 et le retrait définitif de l’armée française de cette région en 1967. On estimait
à au moins 30 000 le nombre de victimes algériennes de ces expériences », dont certaines populations
nomades utilisées délibérément comme cobayes humains. Cf. El Watan, 25 décembre 2007 et Le Figaro,
14 février 2007.
5 V. Jaubert, « Quand la France testait des armes chimiques en Algérie », in Le Nouvel Observateur,
23 octobre 1997.


15 – Les accords militaires
57
15 – Les accords militaires
Aux indépendances, la partie officielle de la politique de la France en direction de ses
anciennes colonies est nommée « coopération », bientôt organisée par un ministère du même
nom, et s’applique à des domaines très divers : économique, juridique, administratif, éducatif,
sanitaire, etc. Les coopérants sont omniprésents à tous les échelons des nouveaux Etats,
prolongeant l’administration coloniale, et, pour certains d’entre eux, dirigeant réellement le pays.
Dans ce dispositif, la coopération militaire occupe une place particulière. Elle est régit par un
certain nombre d’accords qui légalisent le maintien de bases militaires françaises en Afrique,
servent de prétextes à certaines interventions et maintiennent sous tutelles les armées et les
politiques de défense des Etats indépendants. Les premiers accords sont contractés au moment
des indépendances, parfois même avant que ces dernières soient proclamées.
Les accords de défense
Les premiers accords militaires, en terme d’importance, sont les accords de défense. Au
nom de la défense commune de la Communauté franco-africaine instaurée avant les
indépendances, les parties contractantes s’engagent à se soutenir mutuellement en cas
d’agression extérieure. Par exemple, l’article 1er de l'accord de défense franco-gabonais stipule :
« La République française et la République gabonaise préparent et assurent en commun leur
défense et celle de la Communauté dont elles font partie. » Autrement dit, si l'un des pays africains
signataires est agressé par un pays voisin, il pourra recevoir le soutien de l’armée française. Et si
la France est envahie par les Soviétiques, éventualité qui préoccupe alors beaucoup les militaires,
la France disposera à nouveau de ses tirailleurs africains et de ses bases arrière africaines. Dans
les deux cas de figure, il est prévu que les forces armées africaines passent sous contrôle de
l’armée française pendant les opérations. Les accords de défense justifient aussi le maintien des
ex-Troupes coloniales (revenues à leur ancien nom de Troupes de marine) sur le sol africain :
« Chacune des parties contractantes s'engage à donner à l'autre toutes facilités et toutes aides
nécessaires à la défense, et en particulier, au stationnement, à la mise en condition et à l'emploi
des forces de défense »1. La réciprocité n’est évidemment qu’une figure de style : jamais le
Gabon, pas plus qu’un autre pays africain, n’a exigé de faire circuler ses troupes sur le sol
français, en revanche les troupes françaises bénéficient de « la liberté de circulation dans l’espace
aérien et dans les eaux territoriales de la République du Gabon »2 ainsi que de la mise à
disposition éventuelle des infrastructures qu’elles jugent nécessaires.
La protection des troupes françaises a dispensé les anciennes colonies de constituer des
armées nationales trop fortes, mais pour des raisons sans rapport avec un quelconque pacifisme.
Les dictateurs craignaient la rivalité de généraux trop puissants tentés par des putschs, ou pis, des
armées de conscrits trop proches des populations et trop sensibles à leurs exigences de
démocratisation.
Ces accords contiennent également des clauses ou des annexes secrètes, dont certaines
ont été révélées depuis. Deux d’entre elles sont particulièrement importantes. La clause
d’approvisionnement préférentiel stipule que les républiques africaines signataires « informent la

1 Article 4 de l’accord franco-gabonais, reproduit dans P. Pascallon, op. cit.
2 Annexe 1 art. 2, al. 2. Cf. J. Nanga, « Françafrique : les ruses de la raison postcoloniale. » in Contretemps
n° 16, « Postcolonialisme et immigration », mai 200 6.


15 – Les accords militaires
58
République française de la politique qu’elles sont appelées à suivre en ce qui concerne les
matières premières et produits stratégiques » et qu’elles « réservent par priorité leur vente à la
République française après satisfaction des besoins de leur consommation intérieure, et
s’approvisionnent par priorité auprès d’elle »3. Cette clause concerne au premier plan les matières
grâce auxquelles la France a réalisé son indépendance énergétique, uranium et hydrocarbures,
mais semble avoir fait l’objet d’une lecture plus large et concerner l'ensemble des domaines où les
intérêts français s'efforcent de conserver une situation de monopole ou de quasi-monopole.
Le second volet concerne les « conventions relatives au maintien de l'ordre ». L'accord de
défense franco-gabonais, stipule ainsi : « La République gabonaise a la responsabilité de sa
défense intérieure. Elle peut demander à la République française une aide dans des conditions
définies par des accords spéciaux. »4 Une disposition similaire existe au moins pour la Côte
d'Ivoire, et peut-être pour le Cameroun, le Togo et le Centrafrique. Le Sénégal l’aurait dénoncée,
tandis qu’elle a été maintenue au Tchad après l’abrogation de l’accord de défense5. Dans son
rapport parlementaire6, B. Cazeneuve mentionne également « le cas d'un pays poly-insulaire [les
Comores] où une telle convention contenait une clause d'aide au rétablissement du gouvernement
élu en cas de renversement. » Selon Pierre Joxe, un détachement de l'armée de l'air maintient par
exemple au Gabon « en veille, sur ordre, un équipage 24 heures sur 24, 365 jours par an, prêt à
tout moment à exfiltrer Bongo en cas de besoin » 7. C'est en vertu de ces clauses que la France
est intervenue au Gabon en 1964 et en 1990, au Togo en 1986, ou encore en Centrafrique en
1996-1997. Claude Silberzahn, ancien directeur de la DGSE, justifiait ce soutien à des dictatures
par « la politique du moindre pire »8. Les autorités politiques invoquent généralement plus
pudiquement leur souci de la « stabilité ». Les chefs d’Etats « amis de la France » trouvent donc
un intérêt personnel à ces accords : il s'agit d'une sorte d'assurance vie contre les risques de
contestation intérieure. Elle a toutefois ses limites : le respect des intérêts français. Ainsi, en 1974,
le putsch contre Hamani Diori au Niger n’est pas étranger à la volonté de ce dernier de revoir le
prix de vente de l’uranium à la France. Même si l’accord de défense fut abrogé, le nouveau
dirigeant nigérien s’est montré plus raisonnable... Le déclenchement de la guerre civile en Côte
d’Ivoire, en 2002, pourrait aussi s’expliquer par un scénario similaire9.
Si certaines clauses sont aujourd’hui connues, l'opacité continue néanmoins de régner
concernant le nombre et le contenu précis de ces accords. « Personnellement, je n’ai jamais réussi
à obtenir la totalité des accords et leurs clauses secrètes, [...] tellement secrètes que je ne sais
même pas qui les connaît », révélait ainsi Pierre Joxe, pourtant ancien ministre de la Défense10.
On se contentera donc ici du conditionnel… Au départ, onze pays auraient souscrit des accords de
défense11 : Sénégal et Fédération du Mali (Soudan français) le 22 juin 1960 ; Madagascar le

3 Annexe 2, art. 3, al. 5 de l'accord de défense signé avec le Dahomey. Cf. J. Nanga, article cité.
4 Art. 3, reproduit dans Pascallon, op. cit.
5 Liste établie selon les indications contenues dans le rapport parlementaire de B. Cazeneuve sur « La
réforme de la coopération militaire », 20 novembre 2001, et d’après les justifications invoquées pour
certaines interventions militaires.
6 Voir note précédente.
7 P. Joxe, Pourquoi Mitterrand ?, Ph. Rey, 2006, p. 56.
8 Le Nouvel Observateur du 30 mars 1995, cité par Billets d’Afrique n° 21, avril 1995.
9 Cf. R. Granvaud, Que fait l’armée française en Afrique, Agone, 2009.
10 « Enquête sur la tragédie rwandaise », Rapport d’information de la mission d’Information de la commission
de la Défense nationale et des forces armées et de la commission des Affaires étrangères sur « Les
opérations militaires menées par la France, d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 », 15
décembre 1998.
11 Liste récapitulée dans G. Périès et D. Servenay, op. cit.


15 – Les accords militaires
59
27 juillet 1960 ; la République centrafricaine, le Congo et le Tchad le 15 août 196012 ; le Gabon
deux jours après ; le Niger, la Côte d’Ivoire et le Dahomey (Bénin) le 24 avril 196113, la Mauritanie
le 19 juin 1961. Pour le Togo (10 juillet 1963), il faudra d’abord se débarrasser du président
démocratiquement élu Sylvanus Olympio. Le Cameroun rejoindra la liste en 1974, tandis que
d’autres accords de défense sont au contraire abrogés dans les années soixante-dix (Congo,
Bénin, Niger, Madagascar, Tchad, Mauritanie) et remplacés par des accords d’assistance (voir plus
bas). Celui du Sénégal aurait été maintenu, mais sans la clause relative à la sécurité intérieure,
d’autres auraient également été renégociés ou réactualisés.
Il en restait 8 en 2008 : Sénégal, Côte d'Ivoire, Centrafrique, Cameroun, Gabon, Comores,
Togo, et Djibouti. Mais les déclarations les plus diverses continuaient d’être tenues à ce sujet. Ainsi
Etienne Copel, ancien chef d'état-major adjoint de l'armée de l'air, n’en dénombrait plus que 6 en
2004 (sans le Cameroun ni Djibouti)14. L’ambassadeur Guy Azaïs ne mentionnait pas le Togo en
200415. On serait tenté de retirer de la liste la République centrafricaine, dont l'accord de défense a
été dénoncé par Bokassa16. Enfin un rapport de l'Observatoire des transferts d'armement17
rappelle que l’accord avec Djibouti n'est référencé nulle part. Le rapport Lamy18 mentionne un
accord de défense avec le Tchad, ce que ne fait plus le rapport Cazeneuve. Selon le Répertoire
typologique des opérations19, édité par le Centre de doctrine et d’emploi des forces (CEDEX) et le
ministère de la Défense, l’accord de 1976 avec le Tchad est bien un accord de défense. Mais à
nouveau lors des dernières interventions de l’armée française dans ce pays en 2006 puis 2008, le
ministère de la Défense nous assurait du contraire.
On ne sait pas non plus quels types de différences recouvrent les changements d’intitulés
de ces accords (« accords spécial » de défense pour le Cameroun, « accords de défense » pour le
Centrafrique, la Côte d’Ivoire, le Gabon et le Togo, « accords de coopération en matière de
défense » pour le Sénégal, les Comores)20.
Les modalités d'application des accords de défense font également l'objet d'une grande
liberté d'interprétation de la part de l’Elysée. Ainsi, théoriquement, la France ne peut intervenir qu'à
la demande du chef de l'Etat menacé. Or, en 1964, lorsqu'une partie de l'armée dépose le
président Léon M'Ba, de plus en plus impopulaire au Gabon, celui-ci est dans l'incapacité de
solliciter l'aide des militaires français, qui interviennent malgré tout. Une fausse demande
d'intervention sera fabriquée a posteriori. Après cette date, on fait même remplir préventivement à
certains chefs d'Etat une demande d'intervention où seule la date est laissée en blanc...21 En 1979,

12 Accord quadripartite de défense, rejoint ultérieurement par le Gabon.
13 Accord quadripartite de défense.
14 In La Revue de l’Intelligent, janvier-février 2004.
15 « La France et les capacités africaines en matière de maintien de la paix », Guy Azaïs, chargé de Mission
(RECAMP) au ministère des Affaires étrangères, in P. Pascallon, op. cit.
16 Cf. A. Millet, Chronique des faits internationaux, Revue générale de droit international public 1997-3 p. 749
cité par A. Millet-Devalle, « Récentes évolutions de la politique militaire française en Afrique » in Balmond,
(sous la direction de), Les Interventions militaires françaises en Afrique, Pédone, 1998. Cf aussi B. Barillot,
« L'Afrique sous tutelle militaire française », Damoclès, CDRPC, Lyon, 1993 cité par A. Dumoulin, op. cit.
Selon Le Point du 1er juin 1996, « les experts du ministère de la défense » auraient même « tardivement
découvert qu’aucun accord de défense ne lie la France à la République centrafricaine. »
17 B. Elomari, La Coopération militaire française en question, Observatoire des transferts d'armements, 2001.
18 Rapport d’information n° 2237 sur le « Le Contrôle parlementaire des opérations extérieures », déposé par
la commission de la Défense nationale et des forces armées et présenté par M. François Lamy, 8 mars
2000.
19 Centre de doctrine et d'emploi des forces (CDEF), Division recherche et retour d'expérience (DREX),
Répertoire typologique des opérations, Tome 2 (Afrique), février 2006.
20 Pour le cas de la Libye, cf. R. Granvaud, op. cit.
21 P. Péan, L’Homme de l’ombre, Fayard, 1990.


15 – Les accords militaires
60
lorsque la France renverse Bokassa en Centrafrique, ce n’est évidemment pas à sa demande,
mais officiellement à celle de David Dacko... lui-même renversé quatorze ans plus tôt ! Celui-ci
n’aurait d’ailleurs accepté d’endosser à nouveau le rôle de président qu’après avoir été embarqué
de force par les militaires français dans l’avion à destination du Centrafrique22. A l’inverse, la
demande d’intervention du président congolais Fulbert Youlou, en 1963, est restée sans réponse,
et son régime fut balayé par les émeutes.
Le journaliste D. Servenay a d’ailleurs retrouvé un document de formation issu de l’Ecole
supérieur de guerre (ESG) de Paris, daté de 1967, qui confirme que le Président de la République
française « peut » décider d’une intervention, mais que cette décision reste à sa discrétion23. Un
dictateur trop indocile peut ainsi se trouver « lâché » par l’Elysée malgré l’existence d’un accord de
défense et/ou d’une clause de maintien de l’ordre, et rapidement remplacé par un autre officier, si
possible passé par les écoles militaires françaises.
Par ailleurs, en l’absence de clause relative au maintien de l’ordre intérieure, les
interventions françaises ne devraient normalement s’appliquer qu’en cas d’agression d’un pays par
un autre. Or la majorité des régimes soutenus par l’armée française l’ont été contre des
mouvements rebelles internes, même si ceux-ci trouvent fréquemment une aide à l’étranger. Selon
P. Messmer, si on se contentait d’appliquer les accords de défense « stricto sensu », c’est-à-dire
dans le cas d’agressions extérieures, « ils ne seraient jamais appliqués »24.
Les autres accords militaires
Si les accords de défense sont aujourd’hui peu nombreux, il existe en plus ou à leur place
d’autres accords militaires passés avec une petite trentaine de pays d'Afrique et de l'océan
Indien25, généralement dits « d’assistance » ou de coopération « technique », lesquels se veulent
moins contraignants. Là encore, l'opacité est pourtant la règle. Ils sont de statuts et d’appellations
très variés (accords de coopération, accords d’assistance, accords-cadres, accords particuliers,
conventions particulières, arrangement de coopération, protocoles, échanges de lettres…). Le
rapport Lamy26 qui recensait 90 accords en vigueur, notait que seuls 39 étaient publiés au Journal
Officiel (JO) ou dans le Recueil général des traités de la France : soit ils sont classifiés et tenus
secrets, pour un quart d’entre eux, soient ils sont jugés « d’importance secondaire » et ne sont ni
signalés aux parlementaires ni publiés27. Ces derniers ont ainsi découvert l’existence de certains
accords à l’occasion d’explications données sur des questions budgétaires, ou parfois même par la
presse28. Le rapport de l'Observatoire des transferts d’armement déjà cité rapporte que la
coopération militaire avec certains pays (comme l’Angola) semblait n'obéir à aucun accord connu.

22 L. Balmond, op. cit.
23 D. Servenay, « Les accords secrets avec l’Afrique : encore d'époque ? », Rue 89, 26 juillet 2007.
24 P. Messmer, interview à La Croix, 22 juin 1996.
25 Il en existe aussi avec d'autres pays d'Europe, d'Asie, du Moyen-Orient et du Golfe Arabo-Persique, mais
essentiellement liés aux ventes d’armes.
26.F. Lamy, rapport parlementaire cité.
27 Le décret n° 53-192 du 14 mars 1953, « relatif à l a ratification et à la publication des engagements
internationaux souscrits par la France, prévoit en effet la publication au Journal Officiel de la République
Française des seuls traités "de nature à affecter, par leur application, les droits ou les obligations des
particuliers", ce qui exclut les accords de coopération militaire relativement peu importants mais non
secret », F. Lamy, rapport parlementaire cité.
28 Ainsi du nouvel accord signé en 1998 avec la Cote d’Ivoire impliquant la fourniture de véhicules et
d’équipements de maintient de l’ordre à la gendarmerie ainsi que la création de quatre unités de CRS et
d’une école de police. Cf. Niagalé Bagayoko-Penone, Afrique : les stratégies française et américaine,
L’Harmattan, 2004.


15 – Les accords militaires
61
Le secret qui entoure ces accords permet une interprétation parfois très extensive. En
l’absence d’accord de défense, il ne peut théoriquement pas y avoir de participation française à un
conflit. Dans les faits, la règle paraît appliquée pour le moins souplement et la participation aux
combats peut rester discrète, sinon secrète. Ainsi, la France a combattu clandestinement aux
côtés de l’armée rwandaise à partir de 1990, alors qu’il n’existait entre les deux pays qu’un accord
d’assistance militaire relatif à l’instruction de la gendarmerie datant de 1975, étendu en 1992 à la
formation de l’ensemble des forces armées, pour légitimer a posteriori la situation existante29. Le
cas du Tchad, où l’armée française n’a jamais cessé d’intervenir, directement et indirectement,
malgré l’abrogation de l’accord de défense en 1976, est aussi significatif. En 1978 déjà, le ministre
des Affaires étrangères estimait que « le fait que cette assistance (au Tchad) n'ait pas été prévue
dans un traité ne lui confère aucun caractère illégal ni au regard du droit international, ni au regard
du droit constitutionnel. »30
Hubert Védrine résume ainsi la conception qui prévaut à l’Elysée : « François Mitterrand
(…) estimait que la France avait un engagement global par rapport à ces pays [africains], qu’il y ait
accord ou pas. Dans certains cas il y avait des accords de défense, dans d’autres cas des accords
de simple coopération, dans d’autres cas pas d’accord du tout. Mais il estimait que malgré tout la
France avait une sorte d’engagement de sécurité, c’était sa façon d’interpréter l’héritage de la
France en Afrique. »31 Cet héritage, c’est l’héritage néocolonial, et cette conception impériale du
droit d’intervenir arbitrairement dans les pays sous tutelle caractérise en fait la politique de tous les
présidents de la Ve République depuis de Gaulle.

29 Ce qui n’empêche pas certains de continuer à prétendre que la France ne faisait que respecter un accord
de défense, comme P. Quilès le 27 novembre 2004 sur F3. P. Quilès a pourtant présidé la Mission
d’information parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda en 1998 et connaît donc bien le sujet.
B. Kouchner fait (volontairement ?) la même confusion dans un texte, « La normalisation et la vérité », publié
par la Revue Défense Nationale, n°3, mars 2008.
30 Réponse écrite à M. Vivien, J.O. A.N., 9 nov 1978, cité in Balmond, op. cit.
31 Mission d’information parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda, audition du 21 avril 1998.


16 – Les bases militaires françaises en Afrique.
62
16 – Les bases militaires françaises en Afrique.
Si la loi de 1900 créant l’armée coloniale est abrogée en 1967, il n'a jamais été question de
rapatrier complètement sur l’Hexagone les militaires français, redevenus Troupes de marine
(TDM). « Parmi les exceptions françaises, il en est une rarement citée : la France est le seul pays
non africain présent militairement en Afrique. » Ce constat de Pierre Messmer1 n’est plus tout à fait
vrai, mais la France était bien la seule puissance coloniale européenne à maintenir des troupes de
manière permanente sur le continent après les indépendances de ses anciennes colonies. D’abord
présentes au Cameroun, au Gabon, en Côte d'Ivoire, à Madagascar, au Sénégal et dans une
moindre mesure en Mauritanie, au Niger et au Tchad, les ex-troupes coloniales voient leur
implantation progressivement redéfinie. En Algérie, les accords d’Evian prévoyaient le maintien
d’une base française à Mers-el-Kébir pendant au moins quinze ans, mais celle-ci sera finalement
évacuée en 1968. Les troupes sont retirées de Madagascar après la révolution malgache de 1972,
renforçant par contrecoup l'acharnement français sur Mayotte et les Comores2, et quittent
également le Cameroun en 1974. Les bases militaires permanentes sont en principe liées à
l’existence d’un accord de défense. Puissamment équipée en matériel de combat, elles sont
censées contribuer, par leur présence dissuasive, à la sécurité extérieure des pays dans lesquels
elles résident. Mais elles servent surtout de support aux multiples interventions militaires
françaises sur le continent, et sont qualifiées de « particulièrement précieuses pour les intérêts
nationaux français » par un récent rapport du Sénat3. A défaut de bases permanentes, d’autres
accords militaires prévoient pour les forces françaises une liberté de transit et d’escale, terrestre
ou aérienne, comme si les pays signataires constituaient toujours une excroissance du territoire
national. D’ouest en est, cinq lieux de cantonnement étaient jusqu’à récemment4 considérés
comme des bases permanentes : au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Tchad, et à Djibouti.
Au Sénégal, la base française du Cap-Vert a longtemps rempli un rôle de surveillance de
l'approvisionnement pétrolier sur la côte ouest de l'Afrique. Son aéroport est important car il permet
d'accueillir des avions de combat et des gros porteurs. La base qui accueille depuis quelques
décennies le 23e bataillon d'infanterie de marine (BIMa), comptait 1200 hommes en 2006. La
réputation « démocratique » du Sénégal offre l’avantage de contrebalancer l’image d’une armée
française uniquement préoccupée du soutien à des dictateurs. Les militaires français n’en ont pas
moins constitué une aide importante pour l’armée sénégalaise dans sa « sale guerre » contre les
rebellions de Casamance, ou dans sa politique d’ingérence en Guinée-Bissau. Un journaliste
sénégalais notait en 2004 qu’avec leurs 800 familles, « les militaires français vivent reclus sur la
magnifique presqu’île de Bel-Air » que « le lieutenant-colonel Pierre Marcel, chef de corps du 23e
BIMa, compare (...) à un village. Un village où l’on trouve de nombreuses activités de loisirs pour
toute la famille : plage, plongée, voile, hippisme, parachutisme, moto, cinéma, tennis, foot. Mais ce
microcosme social, loin des autochtones, alimente un racisme plus ou moins larvé »5. Si toutes les

1 P. Messmer, op. cit.
2 Cf. P. Caminade, Comores-Mayotte : une histoire néocoloniale, Agone, 2003.
3 Rapport d’information n° 450 sur « La France et la gestion des crises africaines : quels changements
possibles ? », de MM. A. Dulait, R. Hue, Y. Pozzo di Borgo et D. Boulot et fait au nom de la commission des
Affaires étrangères du Sénat, 3 juillet 2006.
4 Pour la période la plus récente, cf. R. Granvaud, op. cit.
5 M. Ball, « Forces françaises du Cap-Vert : le difficile démembrement d’un empire colonial "glorieux" », Le
Quotidien (Dakar), 25 juin 2004.


16 – Les bases militaires françaises en Afrique.
63
bases n’offrent pas le même confort, la persistance d’une mentalité coloniale en leur sein est en
revanche une constante.
En Côte d’Ivoire, la base de Port-Bouët, à côté de l’aéroport d’Abidjan, accueille les soldats
du 43e bataillon d’infanterie de marine (BIMa) depuis 1978, à la demande d’Houphouët Boigny, ce
dernier comptant davantage sur les troupes françaises que sur sa maigre armée pour assurer sa
protection. Cette base, qui permet de surveiller les intérêts économiques français dans un pays
longtemps présenté comme la « vitrine » des ex-colonies françaises, a également servi de base
arrière pour certaines opérations de déstabilisation menées par les services secrets français,
comme le soutien à la sécession biafraise. Transformée en « opération extérieure » en 2008, elle
doit théoriquement être démantelée après les élections présidentielles ivoiriennes.
Au Gabon, la base militaire française a également cette double fonction de support pour les
interventions officielles ou clandestines et de protection des intérêts français. Elle est au coeur
même du système françafricain pour plusieurs raisons. Elle assurait la sécurité de l’inamovible
autocrate Omar Bongo, lui-même ancien officier des services secrets français et doyen des
dictateurs « amis de la France », avec l’aide duquel ont été menées certaines opérations
sensibles, depuis la guerre du Biafra jusqu’à la guerre civile au Congo-Brazzaville. En 1997, la
base aérienne gabonaise a constitué un point d’appui pour aider le dictateur déchu Sassou
Nguesso à reprendre le pouvoir par la force : les avions Transall français ont pu y décharger leurs
livraisons, et les hélicoptères Puma du 6e BIMa fournir du renseignement en débordant sur le ciel
congolais6. Le Gabon est aussi le berceau de l’entreprise pétrolière et barbouzarde Elf (absorbée
depuis par Total). Les 1000 soldats français peuvent sécuriser l’exploitation pétrolière ou minière
du pays, et de la région. On trouve également au Gabon un centre d’aguerrissement de l’outremer,
utilisé par des stagiaires militaires français ou africains pour l’entraînement au combat et à la
survie en forêt équatoriale.
Avant d’aborder le Tchad, il faut dire un mot du Centrafrique. Les militaires français
débarqués à l’occasion du putsch contre l’empereur Bokassa en 1979 sont ensuite restés pour
sécuriser les régimes suivants, adoubés par la France7. Le pays a ainsi compté deux bases, à
Bouar et à Bangui, démantelées en 1998 pour cause d’instabilité chronique. Les militaires français
ne sont toutefois jamais réellement partis, et ont à nouveau renforcé leur présence, à la fin 2006,
pour protéger le régime contre plusieurs rebellions. De 300 à 500 militaires y sont à nouveau
stationnés depuis.
Au Tchad, pays avec lequel il n’y a plus d’accord de défense, il ne s’agit pas officiellement
d’une base militaire, mais d’une opération extérieure, Epervier. Censée être provisoire, elle dure
depuis 1986. Celle-ci est toutefois rangée, à juste titre, dans la catégorie des bases permanentes
par les parlementaires français8. Contrairement à ce que prétend une propagande assez
répandue, les intérêts économiques français ne sont pas nuls au Tchad9, mais la présence des

6 Cf. F.-X. Verschave, Noir Silence, qui arrêtera la Françafrique ?, op. cit.
7 Les Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO) ont d’ailleurs continué à être appelé les
Barracudas par la population, du nom de l’opération militaire qui a déposé Bokassa.
8 Dans le rapport du député F. Lamy sur « Le Contrôle parlementaire des opérations extérieures » du 8 mars
2000 comme dans le rapport d’information des sénateurs, n° 450 : « La France et la gestion des crises
africaines : quels changements possibles ? », juillet 2006.
9 Ce n'est pas Total qui exploite le pétrole tchadien, mais des compagnies américaines. Alors sous les feux
de la rampe (procès Elf, rapport parlementaire sur les compagnies pétrolières, campagnes d'ONG) l’industrie
française du pétrole avait estimé plus prudent de décliner l’offre du pouvoir tchadien, d’autant plus que les
modalités sociales et écologiques de l'exploitation étaient fortement contestées par les populations et les
ONG. Mais les intérêts français sont fortement représentés en amont et en aval de l'exploitation elle-même,


16 – Les bases militaires françaises en Afrique.
64
troupes françaises est motivée avant tout par des questions stratégiques et idéologiques. « Durant
la période coloniale déjà, "Fort Lamy" le premier nom de N’Djamena, était avant tout une base
militaire d’où l’armée française pouvait contrôler les autres "marches" de l’"empire", le Niger, la
Centrafrique, le Congo Brazzaville. »10 Pendant la Seconde Guerre mondiale, la région sert de
point d’appui à la constitution des Forces françaises libres, sous l’impulsion de Félix Eboué. La
zone nord du pays est restée sous administration militaire française jusqu’en 1965, soit cinq ans
après l’indépendance. Depuis, le Tchad est considéré comme un bastion au coeur de l’Afrique,
permettant une capacité d’intervention aéroportée dans un vaste périmètre, une action directe
dans certains pays voisins (Zaïre/République démocratique du Congo, Centrafrique) et une
surveillance du Soudan et de la Libye. En 1998, le Tchad était considéré par l'armée comme « la
plaque tournante de la présence militaire française en Afrique »11. Selon la revue Armées
d'Aujourd'hui12, c'est encore plus vrai après la diminution des effectifs en Centrafrique, la base
tchadienne permettant notamment le transit des forces et l'appui éventuel à d'autres bases
françaises. Par ailleurs, en vertu de la théorie des dominos des stratèges africanistes, le Tchad
constituerait le verrou au nord-est du « pré carré » français, dont la perte pourrait conduire à
l’écroulement de tout l’édifice. Pour toutes ces raisons, le Tchad est investi, surtout par les
militaires qui cultivent l’héritage des troupes coloniales, d’une forte dimension symbolique et
affective, comme en témoigne par exemple ces considérations du lieutenant-colonel Rideau lors
d’un colloque sur les interventions militaires françaises en Afrique13. Rappelant que le Tchad fut
une « base arrière de la reconquête française » (en 1940), il justifie la présence française au Tchad
car « il faut se souvenir de cette notion de base arrière pour l'action possible aujourd'hui », mais
aussi parce que le Tchad « est l'Afrique que tout soldat rêve de connaître une fois dans sa
carrière ». Si l'on en croit Abdou Fall14, ce territoire, où la France n'a cessé d'intervenir « a été une
sorte de laboratoire des opérations extérieures ». Les interventions au Tchad ont également joué
en faveur de la professionnalisation des armées, expérimentée progressivement15. Le dispositif
Epervier aurait même servi de modèle pour le dispositif mis en place par les Américains en
Afghanistan16.
Du fait de la présence militaire française, la vie du Tchad et du Centrafrique, n’a jamais
cessé d’être soumise à la logique militaire. Les troupes françaises y ont fait et défait les dictatures,
et il n’est pas dit que Total n’envisage pas d’y revenir plus directement.

10 Ainsi que le rappelle la journaliste C. Braeckman, « Sarko promet un désengagement. A voir… », Le
carnet de Colette Braeckman (http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/), 28 février 2008
11 Jacques Isnard, « Le Tchad restera au centre du dispositif militaire français en Afrique », in Le Monde du
10 septembre1998
12 Numéro de septembre 2004.
13 Lieutenant-colonel Rideau (Commandant de la Légion Etrangère 2e REP 1980-1987 et 1992-1995) « Les
interventions militaires françaises au Tchad. De Manta à Epervier », in Balmond, op. cit.
14 Abdou Fall (ATER à l’Institut d’études politiques de Toulouse et chercheur au centre Morris-Janowitz
"Forces armées et sécurités"), « Les demandes de révision de la politique militaire de la France en Afrique à
partir de 1990 », in P. Pascallon (sous la direction de), La Politique de sécurité de la France en Afrique,
L’Harmattan, 2004
15 Après l'engagement d'une compagnie d'appelés du 3e RPIMa en 1968 au Tibesti, Pierre Messmer
ordonne les premières mesures de professionnalisation afin de n'envoyer que des engagés. En 1984 en
pleine opération Manta, le général Imbot, chef d'état-major de l'armée de terre, décide de renforcer la
professionnalisation en recrutant des engagés et en les regroupant dans les unités de la Force d'action
rapide. « L’accélération de la professionnalisation des unités d’intervention est un exemple de transformation
provoquée par les opérations au Tchad », résume le Répertoire typologique des opérations, tome 2
(Afrique), op. cit.
16 Pour une base combinant les caractéristiques suivantes : usage privilégié de l'arme aérienne, utilisation
des forces spéciales en soutien des troupes nationales au sol, usage des forces régulières pour la protection
des points stratégiques, la formation et l’équipement des forces locales.


16 – Les bases militaires françaises en Afrique.
65
cautionnant et parfois encourageant leurs crimes, leur gestion clanique du pouvoir, et la répression
systématique des opposants et des populations civiles. Au nom de la « stabilité », ces pays privés
de démocratie n’ont de ce fait jamais cessé d’être déchirés par la confrontation de quelques
bandes politico-militaires rivales.
La dernière base militaire française est située à Djibouti. Elle est considérée comme « le
complément idéal des implantations en Afrique de l'Ouest ou en Afrique centrale »17, pour
plusieurs raisons. Il s’agit d’un verrou militaire à l’entrée de la mer Rouge. Elle permet de surveiller
l’une des voies maritimes les plus fréquentées au monde, et utilisée en particulier par les pétroliers
en provenance du Moyen-Orient. « Le port présente aussi un intérêt majeur comme escale de la
flotte de l'océan Indien ou du groupe aéronaval. (...) Enfin, Djibouti présente une proximité
intéressante avec le golfe Arabo-Persique dont le caractère stratégique n'a pas besoin d'être
souligné. »18 La base est pourvue d’un « dispositif de renseignement performant », orienté vers
l’Afrique de l’Est comme vers le golfe Arabo-Persique, et constitue une plate-forme de projection
en cas d’intervention militaire dans l’une ou l’autre de ces directions. Ce dernier point est en
principe soumis à autorisation du pouvoir djiboutien, le protocole relatif au stationnement des
forces françaises excluant l’utilisation du territoire comme support d’une intervention armée contre
une tierce puissance.
La base de Djibouti compte aujourd’hui environ 3 000 soldats, auxquels il faut ajouter,
comme pour les autres bases, la famille d'une partie d'entre eux, et les coopérants civils. A
l'échelle du pays, cela constitue une petite colonie de peuplement. Il s'agit d'un des lieux d'exercice
privilégié par l'armée française. Elle abrite une « Ecole du désert » créée en 1997. La zone
désertique sert à la fois de terrain d'entraînement en conditions extrêmes pour les commandos, et
de champs de tir réel pour de nombreuses armes : un lieu « d'expérimentation particulièrement
intéressant »19. « On y aurait même testé des bombes à effet de souffle, tuant du bétail, asphyxiant
quelques vieillards et traumatisant des enfants. »20 Le lieu permet notamment des entraînements
aux manoeuvres et aux tirs combinés (mer-sol ; air-sol, air-mer).
L'attachement des militaires français à ce territoire, pourvu à leurs yeux de multiples
avantages, est là encore renforcé par une charge symbolique liée à l'histoire coloniale. Ainsi le 5e
Régiment interarmes de l’outre-mer (RIAOM), surnommé le « Régiment de Djibouti », qui y
stationne (avec la 13e demi-brigade de la Légion étrangère - 13e DBLE- et des éléments de
l’armée de l’air) se définit comme l'héritier direct des unités qui ont servi depuis l’occupation
militaire du territoire en 1880. L'Etat de Djibouti, ex-Côte française des Somalis devenue ensuite
Territoire des Afars et des Issas, est en effet une pure création coloniale. L’indépendance ne lui a
été accordée, rappelons-le, qu’en 1977, au point que de nombreux Français croient encore qu'il
s'agit d'un territoire français21. A l’époque, la France, selon une tradition bien rodée, y a favorisé la
captation du pouvoir par un dictateur local à sa botte, Hassan Gouled Aptidon, d'autant plus
soumis à l'ex-métropole que la base militaire représente la moitié des ressources du pays. A
l'indépendance, ce sont d'ailleurs les gendarmes français qui dressent les procès verbaux des
opposants torturés22. L’armée française a appuyé, à plusieurs reprises, la politique de répression

17 J.-M. Boucheron, op. cit.
18 Idem.
19 Idem.
20 F.-X. Verschave, op. cit., p. 204.
21 J.-M. Boucheron, op. cit.
22 F.-X. Verschave, op. cit.


16 – Les bases militaires françaises en Afrique.
66
et de massacres systématiques des Afars dans les années 199023.
On comptait 60 000 soldats français présents en Afrique en 1963 ; il en restait 28 000 en
Afrique noire et à Madagascar en 1964, avant la démobilisation des soldats africains et le retrait de
certains cadres de l’ex-Coloniale. Les troupes dites « prépositionnées » en Afrique, c’est-à-dire
celles des bases militaires permanentes, comptaient officiellement 12 500 soldats en 1970, 8 000
en 1997 et 6 000 en 2006. Cette diminution correspond toutefois moins à un processus de
désengagement de l’armée française de l’Afrique, qu’à une réorganisation de son fonctionnement.
Si le nombre de soldats stationnés de manière permanente en Afrique décroît, les moyens de
projection se sont accrus proportionnellement. En outre, les troupes prépositionnées peuvent par
ailleurs recevoir le soutien des troupes dites de « souveraineté », stationnées dans les DOM-TOM
(Antilles, Réunion, Mayotte, Polynésie et Nouvelle Calédonie) dont les effectifs avoisinent les
15 000 soldats au début des années 2000. Enfin, il faut ajouter entre 4 000 et 5 000 soldats
supplémentaires, présents dans le cadre d'opérations extérieures plus ou moins longues, dont le
rythme n’a jamais faibli.

23 Idem.


17 – Les interventions militaires françaises en Afrique
67
17 – Les interventions militaires françaises en Afrique
Forte de ses bases et de ses accords militaires, la France est passée sans transition des
interventions militaires coloniales aux interventions militaires néocoloniales. A ce jour, en dépit de
promesses récurrentes, celles-ci n’ont jamais cessé. Elles sont menées sous des prétextes assez
peu variés : le respect des accords de défense (qui n’existent pas toujours) ; la protection des
ressortissants français ; l’alibi humanitaire. Passons sur les accords de défense, dont on a déjà
mentionné l’utilisation à géométrie variable. L’alibi juridique est généralement assorti d’une
rhétorique sur la « stabilité » à préserver et le « chaos » à éviter, quand bien même le maintien par
les armes d’une dictature prédatrice est précisément le facteur principal de chaos politique ou
social. Le prétexte de la protection des ressortissants et de la « légitime défense » est aussi vieux
que la conquête coloniale : lorsque des colons s’installaient quelque part, la protection de ces
derniers contre les « sauvages » pouvait justifier l’annexion du territoire entier. Les ressortissants
eux-mêmes ne sont pas toujours dupes, et il leur est arrivé, au Tchad ou en Côte d’Ivoire, de
dénoncer la politique de la France en Afrique comme renforçant l’insécurité de leur propre
situation, en raison du climat anti-français qu’elles contribuent à alimenter. L’argument humanitaire
enfin, visant à éviter des « bains de sang » ou à sécuriser des populations civiles, permet
d’intervenir, par exemple sous la forme d’une interposition, tout en proclamant la « neutralité » de
l’armée française. La compassion affichée périodiquement par les dirigeants politiques ou la
hiérarchie militaire est toutefois très sélective, et l’indifférence manifeste à l’égard de certains
massacres suffirait sans doute à prouver que les motivations réelles des interventions militaires
sont ailleurs : défendre des intérêts économiques, stratégiques ou militaires ; conserver un statut
de grande puissance ; montrer aux régimes que l'on protège qu'on a les moyens d'assurer cette
protection et à ceux qui croient pouvoir s'en passer qu’ils pourraient le regretter…
Voici un bref récapitulatif des interventions militaires françaises en Afrique entre 1960 et
1990, obtenu par croisement de différentes sources. Il n’est pas exhaustif : certaines opérations
sont restées clandestines. Par ailleurs, les opérations secondaires parfois mentionnées dans
certaines chronologies n’ont pas été retenues ici en l’absence d’informations précises. On s’est
parfois contenté de signaler les motifs officiels, faute de sources alternatives, mais ceux-ci servent
fréquemment de paravent à des objectifs tenus secrets, dont quelques uns sont signalés ici.
• 1957-1971 au Cameroun : répression des maquis de l’UPC.
• 1960 à 1962 au Gabon, au Congo, au Tchad et en Mauritanie : interventions antiémeutes.
• 1961 en Tunisie : intervention pour le maintien de la base militaire française de
Bizerte.
• 1962 au Sénégal : opération de « maintien de l'ordre » à la suite d'une prétendue
tentative de renversement du président Senghor par Mamadou Dia.
• 1963 au Niger : répression d'une révolte militaire.
• 1964 au Gabon : rétablissement de Léon M’Ba après le putsch d’une partie de
l’armée.
• 1967 au Centrafrique : renforts envoyés à Bokassa qui craint un coup d'Etat.
• 1968-1972 au Tchad : opérations Limousin et Bison. Interventions contre la rébellion


17 – Les interventions militaires françaises en Afrique
68
du Tibesti.
• 1976-1977 à Djibouti : opérations Lovada et Saphir à Djibouti contre l’irrédentisme
somali.
• 1977-1980 au Tchad : guerre contre-insurrectionnelle contre le Frolinat.
• 1977 au Zaïre : opération Verveine en soutien à Mobutu contre la rébellion au
Shaba.
• 1977 en Mauritanie : opération Lamentin de l’aviation française contre le Front
Polisario. Selon Jean Guisnel1, il s’agirait de la première opération « moderne », pilotée
« en direct » par l’Elysée. Selon le site des Troupes de marine2 : « Cette opération inaugure
les opérations "coup de poing", brèves, ponctuelles, dirigées directement depuis Paris par
la plus haute autorité politique et commandées par le CEMA [chef d’état-major des
armées]. »
• 1978 au Zaïre : opérations Bonite et Léopard. 600 parachutistes sautent sur
Kolwezi, sous prétexte de porter secours aux ressortissants européens agressés par le
Front de libération nationale congolaise (FLNC). En fait, les Européens assassinés l'ont
vraisemblablement été sur ordre de Mobutu qui voulait hâter l'intervention française,
comme l’a révélé en 1981 Jean Nguza Karl-I-Bond, ex-premier ministre de Mobutu passé à
l’opposition, sans être démenti à Paris ni à Bruxelles. Cette intervention sera suivie d’une
percée spectaculaire des capitaux français sur le marché zaïrois.
• 1978-1980 au Tchad : opération Tacaud. La France envoie environ 2 000 hommes
et des avions de combat Jaguar contre le Frolinat.
• 1979-1981 au Centrafrique : opération secrète Caban, puis opération Barracuda.
L’empereur Bokassa est déposé par les parachutistes français. Marenches, directeur du
contre-espionnage se vantera plus tard : « C'était une opération comme on devrait
l'enseigner dans les écoles de guerre spéciale » 3. Le SDECE récupère notamment les
archives « diamantaires » compromettantes.
• 1980 en Tunisie : opération Scorpion en soutien à l’Etat tunisien contre une tentative
d’insurrection d’anciens partisans de Salah Ben Youssef.
• 1983 au Tchad : opération Manta. A l'appel du président Hissène Habré, après
l'intervention libyenne aux côtés des partisans de Goukouni Oueddeye, la France mobilise
jusqu'à 4 000 hommes et déploie un arsenal militaire considérable.
• 1986 au Tchad : opération Epervier (toujours en cours). Raid aérien contre la piste
libyenne d'Ouadi-Doum, au nord du Tchad, et mise en place d'un dispositif essentiellement
aérien concentré à N'Djamena. Un millier d'hommes sont depuis maintenus dans le pays.
• 1986 au Togo : 150 parachutistes et quatre avions Jaguar sont envoyés à la suite
d'une tentative de renversement du dictateur Gnassingbé Eyadéma.
• 1989 au Comores : opération Oside. Quelques 200 soldats français débarquent
après l'assassinat du président Ahmed Abdallah et la prise de contrôle du pays par les
mercenaires de Bob Denard, chef de la garde présidentielle.

1 J. Guisnel, op. cit.
2 http://www.troupesdemarine.org/.
3 Cité par R. Faligot, « Nos amis les despotes », in R. Faligot et J. Guisnel, op. cit.


17 – Les interventions militaires françaises en Afrique
69
• 1990 (mai-juin) au Gabon : opération Requin. Des troupes sont envoyées à
Libreville et Port-Gentil en renfort du dispositif militaire français, à la suite d'émeutes contre
le régime d’Omar Bongo.
Cette liste donne un premier aperçu d’une certaine continuité en matière d’ingérence
militaire française en Afrique. L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981 n’a nullement
infléchi la tendance, au contraire même selon P. Messmer, qui le qualifie de « maniaque de la
gesticulation militaire en Afrique »4. Selon ce connaisseur, sa politique fut « la prolongation de la
politique néocoloniale du général de Gaulle » et « il gardait un fond de nostalgie pour la période
coloniale. Il en était resté au temps où il était ministre de la France d'outre-mer, dans les années
1950. »5 Cet activisme ininterrompu des troupes françaises en Afrique, avec lequel les présidents
suivant n’ont pas rompu6, révèle la véritable fonction de l’armée : celle-ci n’est pas de protéger la
France contre une éventuelle agression extérieure (rôle en partie dévolu à la dissuasion nucléaire).
L’armée française est une armée prétorienne7, dont les opérations ne sont souvent connues qu’a
posteriori, par exemple à l’occasion des fréquents dépassements budgétaires qu’elles
occasionnent8.

4 Messmer, op. cit., p. 239.
5 P. Messmer (entretien avec), « Pour un renouvellement de la coopération », Géopolitique Africaine n°3, été
2001.
6 Cf. R. Granvaud, op. cit.
7 « C'est l'exemple même du modèle d'armée prétorienne qui est donné par les interventions de l'armée
française en Afrique. Il en est ainsi en effet en ce qui concerne à la fois le modèle d'institution qu'elles
mobilisent, le modèle de guerre qu'elles utilisent et le modèle de puissance qu'elles valorisent. » H. Pac,
« Interventions militaires françaises et restructuration des forces armées », in Balmond, Les Interventions
militaires françaises en Afrique, Pédone, 1998
8 Voir par exemple l’avis présenté au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées
sur le projet de loi de finances rectificatives pour 1999, présenté par le député F. Lamy, 1er décembre 1999.


17 – Les interventions militaires françaises en Afrique
70
18 – Interventions secrètes et mercenaires
On a mentionné dans le chapitre précédent que les objectifs officiels des interventions
militaires françaises en Afrique ne correspondaient pas souvent aux objectifs réellement poursuivis
dans l’ombre. Du point de vue de la théorie militaire officielle, deux types d'actions non
conventionnelles peuvent être menées : les opérations spéciales et les actions clandestines. Les
premières sont des actions de guerre, menées par des unités militaires spécialisées et parfois
secrètes (les noms des militaires étant protégés par des pseudonymes). Les secondes sont
exécutées par les services secrets, qui peuvent recourir à des moyens illégaux, et ne sont pas
signées (les commanditaires ne sont pas censés être identifiés). En cas d’échec, l’Etat peut ainsi
prétendre n’être ni informé ni responsable. Dans les faits, la frontière entre les deux types
d’opération est mouvante, et le recours à des mercenaires sous contrôle brouille les cartes.
Soit pour renforcer la domination militaire officielle sur les régimes vassalisés, soit pour
déstabiliser les régimes échappant à sa sphère d’influence, l’Elysée a abondamment recouru aux
opérations militaires secrètes. Elles peuvent être ponctuelles, nécessitant peu de forces, mais leur
ampleur exige parfois autant de moyens, voire plus, que certaines interventions officielles. Ainsi
qu’on l’a déjà signalé, les premières de ces opérations sont souvent menées par les tenants de la
guerre antisubversive, écartés de l’Algérie par de Gaulle et recyclés en Afrique noire. Ainsi en
1958, lorsque la Guinée est le seul pays à voter « non » au référendum instituant la Communauté
(camouflet inacceptable pour de Gaulle et Foccart), la France mène alors une guerre secrète de
1958 à 1973 visant à affaiblir ou à se débarrasser de Sékou Touré, renforçant par là même les
dérives paranoïaques et sécuritaires du régime. Certains anciens d’Algérie comme le colonel
Freddy Bauer9, impulsent par exemple pour le compte du SDECE, des guérillas aux frontières du
pays10. Quelques années après, c'est au tour du dirigeant congolais Patrice Lumumba d'être la
cible d'une troïka (Belgique, Etats-Unis, France) qui ne digère pas son orientation anticoloniale et
sa liberté de ton. On pousse le Katanga à la sécession, sous la direction de Moïse Tshombé et on
encadre ses forces armées. A Paris, le colonel Trinquier recrute des volontaires pour le compte de
Foccart, notamment parmi les déserteurs passé à l'OAS. Il est même pressenti pour diriger la
gendarmerie katangaise, mais les officiers belges s'y opposent, et c'est finalement son adjoint,
Faulques11, qui en prend la responsabilité. C'est aussi pendant cette guerre civile que Bob Denard
commence sa trop longue carrière de « corsaire de la République ».
« L'affaire du Biafra, c'était un peu la réédition du Congo », explique Maurice Robert12. En
1967, on retrouve en effet les mêmes protagonistes, comme le colonel Faulques, Bob Denard, des
anciens paras et des anciens de la Légion. Selon les confidences de Messmer13, il s'agissait de
faire payer au Nigeria d'avoir protesté contre les essais nucléaires français à Reggane. Il s'agissait
aussi de démembrer un gigantesque pays pétrolier et d'agrandir la zone d'influence française. Les
services français vont donc encadrer militairement la sécession de Emeka Odumegwu-Ojukwu, et,
via le Gabon de Bongo et la Côte d'Ivoire d'Houphouët, déverser plusieurs milliers de tonnes

9 R. Faligot, « Guerre secrète contre la Guinée », in R. Faligot et J. Guisnel, op. cit.
10 Sur un autre plan, M. Robert, directeur du SDECE-Afrique a confessé avoir inondé le pays de fausse
monnaie pour ruiner son économie.
11 Le capitaine Faulques était notamment responsable des interrogatoires à la villa Sésini pendant la guerre
d’Algérie. Cf. Raphaël Branche, op. cit.
12 Bob Denard, corsaire de la République, documentaire d’Agnès et Jean-Claude Bartoll, 1994, diffusé sur la
chaîne Planète Câble.
13 R. Faligot, « Derrière la guerre du Biafra, la France », in R. Faligot et J. Guisnel (sous la direction de), op.
cit.


17 – Les interventions militaires françaises en Afrique
71
d'armes, installant durablement la guerre civile et décuplant le nombre de victimes, que l'on chiffre
à plus d'un million. « D'aucuns diront qu’on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs. En tout
cas on n’a pas fait d'omelette mais on a cassé beaucoup d'oeufs », estime le général Jean Varet,
qui n’a pourtant guère de remords : « la seule chose que l'on peut regretter c'est que l'on a perdu.
Si on avait gagné tout le monde aurait dit bravo. »14
De nombreuses autres interventions secrètes sont ensuite confiées par le SDECE à Bob
Dénard, qui pouvait bénéficier des moyens militaires français, tout en sauvegardant l’apparente
neutralité des institutions officielles. Outre les coups d’Etat à répétition aux Comores, on peut par
exemple mentionner l'opération « Crevette », tentative ratée de renversement du régime marxisant
du Béninois Kérékou en 1977.
La figure emblématique du mercenariat français a longtemps été celle de Bob Denard. Son
histoire se confond avec celle de la Françafrique. Militant d’extrême droite, Bob Denard a
commencé sa carrière militaire dans les commandos de marine, en Indochine et en Algérie (avant
la guerre d’Indépendance). Recruté par Trinquier pour le compte de Foccart, il commence sa
carrière de mercenaire au début des années soixante, en soutien à la sécession katangaise de
Moïse Tschombé. Après un détour par le Yémen, aux cotés des forces royalistes contre les
troupes républicaines, puis un nouveau passage au Katanga, il participe ensuite à la très
meurtrière guerre au Biafra. On le retrouve plus tard aux cotés des forces racistes en Rhodésie (ex
Zimbabwe) et en Angola avec l’UNITA de Savimbi. Mais il est surtout connu pour son action aux
Comores, où il joue le rôle d’une sorte de vice-roi, installant deux présidents, Ali Soilihi et Ahmed
Abdallah, qu’il éliminera ensuite, et en destituant un troisième, Saïd Mohamed Djohar. Les
Comores deviennent sous son contrôle, et pour le compte conjoint de la Françafrique et de
l’Afrique du Sud de l’apartheid, à la fois la plaque tournante de toute une série de trafics (armes,
pétrole, blanchiment d’argent par les casinos et l’hôtellerie…), un important centre d’écoute et
d’espionnage, et un appui pour tous les mouvements pro-apartheid que l’Afrique du Sud
entretenait, en Angola ou au Mozambique. En 1978, Denard crée une Garde présidentielle de 600
hommes aux Comores, qui sert en fait de vivier de mercenaires, qu’on retrouve impliqués en
divers conflits du continent africain.
Le principal intérêt du recours aux mercenaires est de permettre au pouvoir politique de
nier toute responsabilité dans certaines opérations militaires, en particulier quand celles-ci
contreviennent au droit international ou aux lois de la guerre, comme c’était le cas pour les
missions confiées à Denard et ses hommes. A la fin de sa vie, Maurice Robert a confirmé que
Denard travaillait pour le SDECE, puis pour la DGSE. S'il n'était pas un agent secret au sens
habituel du terme, l'étiquette de « corsaire de la République » dont il s'est affublé est dans le fond
assez exacte. Sans être formellement membre de l’armée française, il ne travaillait que pour le
compte des services français, ou avec leur aval. « D'une fidélité absolue » dit Maurice
Robert15. Les mêmes qui récusaient tout lien avec lui dans les années soixante, soixante-dix et
quatre-vingts sont ainsi venus témoigner en sa faveur lors de ses procès : Foccart, Robert,
Lacaze, Roussin, et quelques autres, confirmant eux aussi que Denard et ses hommes agissaient
sur ordre. Claude Silberzahn, ancien responsable des services secrets a également reconnu que
c’est la DGSE qui détenait la réalité du pouvoir au Comores du temps de Denard.
Les troupes mercenaires se recrutent souvent par le biais de sociétés de sécurité qui

14 Documentaire Foccart s’en va-t-en guerre, histoires secrètes du Biafra, Joël Calmettes, France 3/Point du
Jour productions, novembre 2001.
15 Agnès et Jean-Claude Bartoll, op. cit.


17 – Les interventions militaires françaises en Afrique
72
« puisent dans un vivier où se côtoient extrémistes de droite et aventuriers. On y retrouve
notamment beaucoup d'anciens militaires, légionnaires et parachutistes ». Le milieu partage
l’idéologie et les valeurs d’une certaine armée française : idéologie coloniale, anticommunisme,
« défense » de l’occident. « Bob Denard a toujours été antisoviétique, anticommuniste, et c'était
par conséquent un terrain très favorable pour nous », expliquait par exemple Maurice Robert16.
« En fait, depuis le début des années soixante au moins, le milieu mercenaire recoupe très
largement celui des militants de l'extrême droite activiste, et notamment de sa composante la plus
déterminée, la mouvance néo-fasciste, dite "nationaliste-révolutionnaire" »17. On recrute alors dans
des mouvements comme Ordre nouveau, le Parti des forces nouvelles (PFN) ou Troisième Voie.
Le mouvement néo-fasciste étudiant GUD (Groupe Union Droit, puis Groupe Union Défense) a
constitué un vivier particulièrement soigné par les services secrets français, de même que la milice
gaulliste du Service action civique (SAC).
C'est ensuite le Front national « qui semble devenu le point de rencontre et de ralliement
des anciens et futurs mercenaires, au travers du service d'ordre du parti, le DPS. »18 En 1997, un
ancien du DPS (Département protection et sécurité) témoignait par exemple : « Je vote FN [Front
national] depuis longtemps. Je n’avais pas de boulot. (...) Comme j’ai servi dans l’armée, on m’a
intégré dans un groupe un peu spécial : une équipe légère d’intervention (...), 25 types, tous des
anciens bérets rouges ou bérets verts, c’est-à-dire anciens paras ou légionnaires. (...) La plupart
ont participé à des conflits, au Tchad, au Centrafrique ou au Liban. »19 Bernard Courcelle, qui a
dirigé le DPS du Front National est un ancien capitaine du 6e RPIMa, passé par la DPSD
(Direction de la protection et de la sécurité de la défense, ex-Sécurité militaire, qui est notamment
en charge de la surveillance des activités mercenaires et du trafic d'armes) dont il est, selon ses
dire en « réserve active » depuis 1985. En 1986, il est en charge de la sécurité de la division
armement de l'entreprise Luchaire, au moment où celle-ci livre secrètement des armes à l'Iran. En
1990, il assure la sécurité d'Anne Pingeot, la maîtresse de François Mitterrand, sous la supervision
de Christian Prouteau, chef de la sécurité élyséenne. En 1994, il est recommandé à Le Pen par
l'ex-commissaire Charles Pellegrini, également ancien de la cellule élyséenne, pour diriger le
service d'ordre du Front national : entre 1 700 et 3 000 hommes issus pour une bonne part des
commandos parachutistes, de la Légion étrangère, de la gendarmerie et de la police. « Fin 1998,
lors de la scission Le Pen-Mégret, Courcelle penche pour le second, qui crée son propre service
d’ordre, le DPA (Département protection assistance). Il fait cependant d’étranges allers-retours
entre DPS et DPA, veillant à un judicieux partage des troupes et à leur réorganisation. »20 On peut
légitimement se demander si Bernard Courcelle a réellement rompu toutes amarres avec la DPSD,
et si d'autre part le véritable rôle de ce service n'était pas davantage l'organisation de filières
mercenaires, plutôt que leur simple surveillance. Un « repenti », Claude Hermant, lors d'un
règlement de compte avec Bernard Courcelle, a abondamment confirmé en 2001 les accusations
qui pesaient sur les activités méconnues du DPS21. Quand Courcelle quitte la tête du DPS, « il file
à Brazzaville, où on lui demande de diriger la garde présidentielle de Sassou II, “formée” par la
DGSE »22. Le successeur de Courcelle à la tête du DPS, l'ex-commandant d'infanterie de marine
Jean-Pierre Chabrut était en charge de la sécurité des agents d'Elf en Angola de 1995 à 1999 au
moment où cette dernière finançait les deux parties en guerre civile.

16 Agnès et Jean-Claude Bartoll, op. cit.
17 X. Renou, op. cit. p. 356.
18 Ibid.
19 Libération, 13 novembre 1997.
20 F. X. Verschave, Noir Silence, op. cit., p. 301.
21 France-Soir , 14 janvier 2001 ; Libération du 6 juin 2001.
22 F. X. Verschave, op. cit. p. 301.


17 – Les interventions militaires françaises en Afrique
73
Les opérations spéciales nécessitent bien entendu des fonds spéciaux. L’historien
américain Alfred W. Mac Coy, dans La Politique de l’héroïne en Asie du Sud-Est23, a par exemple
étudié le financement des services spéciaux grâce au narcotrafic. Les citations qui suivent sont
extraites de cet ouvrage24. En 1946, le gouvernement colonial français entreprend une campagne
pour éliminer graduellement l’opiomanie. « Dès que l’administration civile supprimait une branche
de ce commerce, les services de renseignement français s’en emparaient » de manière à financer
leurs opérations secrètes, ainsi que le recrutement de mercenaires autochtones relevant
formellement du Service action du SDECE et portant le nom de « Groupement mixte des
commandos aéroportés » (Le GMCA, forces paramilitaires commandées par Trinquier qui ont
compté jusqu’à 40 000 hommes.) La prise en main du trafic avait également une autre fonction :
« Là où le GMCA achetait directement l’opium aux Méos et le leur payait un bon prix, ceux-ci
restaient fidèles aux Français. » Ce système est connu sous le nom d’Opération X, et a été repris
quasi à l’identique par les services secrets américains pendant la guerre du Vietnam25. « A
l’époque de son apogée, qui va de 1951 à 1954, l’Opération X était sanctionnée au plus haut
niveau par le colonel Belleux pour le SDECE et par le général Salan pour le corps
expéditionnaire. » Le recours au narco-trafic par les services secrets français ne s’est pourtant pas
interrompu avec la guerre d’Indochine : « le SDECE et l’armée française sont sortis de la guerre
d’Indochine avec la conviction que le trafic des stupéfiants constituait l’un des coups permis du
grand jeu de l’espionnage ». Non seulement la filière dite de la french connection, qui a alimenté
les Etats-Unis en héroïne jusque dans les années soixante-dix a bénéficié d’une protection au plus
haut niveau, mais certains agents des services y ont pris une part active, en lien avec le Service
Action Civique (le SAC), la milice barbouzarde de Foccart26. « L’ampleur du rôle joué par le
SDECE dans le trafic de l’héroïne a fini par éclater au grand jour en novembre 1971 lorsqu’un
procureur du New Jersey inculpa le colonel Paul Fournier, l’un des principaux responsables du
SDECE [et ancien d’Indochine], de complicité dans l’introduction en contrebande aux Etats-Unis
de 45 kilos d’héroïne. » Quand il écrit son étude en 1972, l’historien H. Mac Coy estime que des
« officiers français véreux (…) demeurent encore aujourd’hui des personnages clés du trafic
international des stupéfiants » et que « le rôle joué actuellement par certains agents du SDECE
dans les opérations de contrebande d’héroïne des gangsters corses laisse penser que les liens du
SDECE avec le trafic des stupéfiants ne sont pas rompus. »
Existent aussi des fonds secrets qui semblent principalement issus des commissions et
rétrocommissions liées aux matières premières ou aux ventes d’armes qui peuvent également
générer des sommes opaques colossales. Enfin, comme le rappelle son ancien dirigeant Le Floch
Prigent, Elf « a de tout temps financé les services secrets. […] Parallèlement à l’exploration et à
l’exploitation du pétrole, un certain nombre d’opérations opaques étaient organisées afin de
préserver une stabilité politique dans certains pays. […] Le système a été créé pour permettre
cette opacité. »
De futures affaires judiciaires permettront peut-être de vérifier si ces sources de
financement sont toujours d’actualité.

23 Alfred W. Mac Coy, La Politique de l’héroïne en Asie du Sud-Est, Flammarion, 1992 pour la traduction
française (1972 pour l’édition originale).
24 En particulier du chapitre 3, « L’héritage colonial : de l’opium pour les indigènes », p. 76 à 111.
25 En d’autres endroits, des systèmes similaires ont permis de financer des guérillas anticommunistes.
26 Voir aussi sur ce sujet le film documentaire de François Missen et Bernard Nicolas, French Connection :
les rois de la came, les Films du Soleil, 2007, diffusé sur Canal + le 22 novembre 2007.

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A lire :
Raphaël Granvaud
Que fait l’armée française
en Afrique ?
Héritage colonial et stratégies de domination.
Table des matières
Introduction : Que fait encore l'armée française en
Afrique ?
1re partie : De l'armée coloniale à l'armée néocoloniale
Chapitre 1 : Doctrines et méthodes de l'armée coloniale.
Chapitre 2 : Les outils militaires du néocolonialisme.
Chapitre 3 : Cinquante ans d'interventions militaires françaises en Afrique.
Chapitre 4 : La réforme de la coopération militaire et ses limites.
2e partie : La coopération dans le crime
Chapitre 5 : Complicité de génocide au Rwanda.
Chapitre 6 : Au service des milices et des gardes prétoriennes.
Chapitre 7 : Opérations secrètes et mercenariat.
Chapitre 8 : Ventes et trafics d'armes.
3e partie : La réhabilitation du colonial
Chapitre 9 : Idéologie et tradition coloniales.
Chapitre 10 : Actualité de la guerre révolutionnaire.
Chapitre 11 : Les dessous des actions civilo-militaires (ACM).
Chapitre 12 : Les coloniaux contre l'ennemi intérieur.
4e partie : Crise de légitimité et adaptation à la nouvelle donne internationale
Chapitre 13 : Nouvelles rivalités impérialistes en Afrique : Chine et Etats-Unis.
Chapitre 14 : L'armée française à la recherche d’une nouvelle image.
Chapitre 15 : L'ONU comme couverture : du Rwanda à la Côte d'Ivoire.
Chapitre 16 : La France tire l'Europe en Afrique : République démocratique du Congo,
Tchad, Centrafrique.
Chapitre 17 : Le dispositif RECAMP ou le prétexte d’une armée interafricaine.
5e partie : La rupture ? Quelle rupture ?
Chapitre 18 : Les armées supplétives officieuses : République démocratique du Congo et
Côte d'Ivoire.
Chapitre 19 : Nouvelle doctrine mais vieilles méthodes : Tchad et Centrafrique.
Chapitre 20 : Crimes ordinaires de l'armée française en Afrique.
Chapitre 21 : « Manoeuvres médiatiques » et propagande de guerre.
Chapitre 22 : Impunité permanente.
Chapitre 23 : Militaires et politiques : qui contrôle quoi ?
Chapitre 24 : Les promesses de Sarkozy.